Généralités et méthodes.
Ce chapitre est issu de discussions auxquelles j’ai participé lors de recherches dans des laboratoires de physique-chimie et lors d’expériences sur des grands instruments, par exemple des accélérateurs de particules. Tous les résultats de ces recherches ont été transmis à leurs destinataires et publiés après avis critique de rapporteurs. La science a donc été transmise et le but n’est pas de refaire la science, mais plutôt de témoigner de tout ce qu’on ne publie pas, toutes ces choses qui forment le non-dit de la recherche.
Les limitations liées à la technique, aux méthodes et aux protocoles.
La pureté et la propreté des échantillons et l’appareillage.
Dans les réactions de polymérisation, si l’on n’a pas parfaitement nettoyé m’appareillage, cela ne fonctionne pas. Dans certains laboratoires elles fonctionnent très bien, dans d’autres, cela ne marche jamais. Cela dépend si on s’est intéressé aux questions de protocole et qu’on a suffisamment purifié les protéines. Ce type de détail n’est jamais publié.
Je me rappelle de M. Irsid Kozakevich, à Nancy à l’Institut de Recherche de la Sidérurgie. Je fais des mesures de susceptibilité magnétique sur des poudres de semi-métaux, pendant toute une semaine. Je leur trouve des effets divers et variés. A la fin de la semaine, je prends congé du directeur, qui me demande de lui résumer mes découvertes. Après m’avoir écouté, il me demande : « Jeune homme, quelle est la pureté de vos échantillons ? ». Je lui réponds « Elle est très bonne, de l’ordre de quelques pourcents. « Il rentre alors dans une grande colère. « Vous vous comportez comme les physiciens du siècle dernier, qui faisaient des mesures d’une très grande précision sur des échantillons impurs. »
Il me fait comprendre que les progrès faits récemment en métallurgie sont dus à l’utilisation d’échantillons de très grande pureté (4 N ou 5 N).
Non-dits d’un point de vue humain
Quelle place prennent les interactions humaines et les relations dans les résultats la recherche qui pourrait paraître purement objective ?
Quelle est la place des émotions dans la recherche, qui se voudrait absolument objective ? Les réactions d’un expérimentateur qui découvre un instrument nouveau, le contenu des discussions qui ont éveillé notre curiosité pendant le café du matin, l’interprétation des résultats d’autres équipes, nos hésitations devant une méthode nouvelle et tout ce qui forme un vaste ensemble de facteurs entrecroisés qui stimulent notre curiosité et sont la source d’un plaisir renouvelable participent aussi de la recherche.
Quelle confiance accorder dans une expérience réalisée à distance, par échanges de courriers entre chercheurs ? Est-elle aussi riche que l’expérience réalisée en présentiel, dans laquelle on échange de vive voix ?
Dans tous les laboratoires, les chercheurs sont en compétition entre eux. Il y a ceux qui viennent pour aider et d’autres qui vont nuire à la recherche en changeant un paramètre sans en avertir.
Ma carrière.
1964 – 1966 : élève à l’école Polytechnique.
A l’âge de 22 ans, je suis dans ma dernière année en école d’ingénieurs à l’X et je veux faire de la recherche. Après la physique dans les années 1900-1950 et la biologie moléculaire dans les années 1950-2000, je pense que le prochain domaine d’avenir sera la biophysique. Je crois naïvement être le seul dans le monde des physiciens à avoir eu cette idée.
J’interroge mon oncle Jacques Friedel, à l’époque directeur du laboratoire de physique des solides à Orsay. Il modère mon enthousiasme pour la biophysique en m’expliquant qu’il est encore trop tôt pour se lancer dans ce domaine.
Il m’oriente vers Claude Froidevaux, le patron du groupe de recherche qui fait de la Résonance Magnétique Nucléaire (RMN) à Orsay car il pense que c’est une bonne technique pour jeunes expérimentateurs. Le patron de ce groupe me dit que des chercheurs dans son laboratoire essaient de détecter le signal RMN du tellure liquide.
Oct 1967 – aout 68 : Diplôme d’Etudes Approfondies (DEA)
En octobre 1967, Claude Froidevaux me propose de prendre la suite d’un projet visant à faire la première observation de la RMN du tellure liquide. L’élément tellure est un élément chimique dans la sixième colonne de la classification périodique des éléments, comme le soufre et le sélénium. On veut savoir si, comme le soufre, le tellure liquide fait des structures contenant des chaînes d’atomes, ou bien si, comme le silicium, il devient un métal à l’état fondu.
Ainsi je commence par faire de la physique dans des liquides bizarres : des semi-conducteurs liquides et des cristaux liquides nématiques puis des semi-métaux à bas point de fusion et des substances formées de molécules très anisotropes.
Je présente ces travaux à Ionel Solomon qui est mon « parrain » au CNRS. Sa réaction est franche et sans détour : « Tous ces petits trucs, ça ne nous intéresse absolument pas. » Il craint une fuite en avant dans laquelle je multiplierais les petits projets en espérant que l’un ou l’autre de ces projets débouche sur une découverte. Il me fait comprendre que ce que l’on attend d’un chercheur au CNRS, c’est le choix d’une question -une seule, mais très bien choisie-, puis la concentration des moyens disponibles pour la résolution de cette question. Aujourd’hui je sais qu’il avait raison.
Vers les années 1970 – 1980, les physiciens explorent plus systématiquement la physique de liquides complexes. Ils étudient la physique des cristaux liquides, celle des solutions de macromolécules et celle des phases contenant de l’eau et des tensioactifs ou des lipides. C’est pourquoi mon collègue et ami Jean Charvolin reprend les études de Luzzati et Skoulios sur les mésophases que forment les mélanges de savon et d’eau. Il fait les premières mesures de l’organisation des chaines des molécules de savon dans des bicouches.
1968 – 1971 : Thèse en physique, Université Paris-Sud (Orsay)
En première année, j’apprends à faire des fours et à bricoler des spectromètres de Résonnance Magnétique Nucléaire (RMN).
Au début de ma deuxième année de thèse, un vieux physicien israélien, Meier Weger, rend des visites au groupe de supraconductivité. Un jour qu’il traîne un gros sac plein d’échantillons, il m’en propose un qui lui semble intéressant et il me le donne car pour l’exploiter, il faut un four or j’en ai un à disposition, que j’ai construit.
En 1970 (la 3e année de thèse), je travaille avec Gilbert Clark à Orsay. Ce professeur américain, venu en France pour son année sabbatique, fait lui aussi des fours et s’intéresse à mes résultats.
Je communique mes résultats à Pierre-Gilles de Gennes, qui à cette époque-là est professeur à la faculté des sciences d’Orsay (Université de Paris-Sud). Il fait un calcul et il démontre que les résultats des équipes américaines sont faux. Les Américains ont prétendu trouver un exposant non classique. Mais ils n’ont pas pris correctement en compte la variation de viscosité. Alors que mes résultats sont en accord avec la théorie classique de Landau.
Gilbert Clark et moi échangeons sur comment présenter des résultats de RMN sur les cristaux liquides. Il m’apprend comment écrire un article scientifique, ce qu’il maîtrise très bien. Ensemble, nous rédigeons et publions notre article qui est accepté. Cela montre qu’on est au niveau des Américains du MIT.
La 4 année (1971) j’encadre un jeune chercheur (Bertrand Deloche) et je publie ma thèse, écrite en deux mois.
1971 – 1973 : trois années de transition.
Trois années sans publier
Après les publications issues de ma thèse, je me lance dans des études de liquides organisés près d’une transition liquide-solide.
Celles-ci n’aboutissent pas aux découvertes monumentales que j’espérais.
Je ne fais aucune publication pendant trois ans. Un chercheur qui ne publie pas pendant tout ce temps, a un problème. Mon problème est que je n’ai pas encore trouvé la bonne piste de recherche.
Lecture, vagabondage.
Mais je lis beaucoup de journaux américains, anglais et allemands dans le domaine de la physico-chimie et des systèmes aqueux. Je participe à un « journal club » organisé par P.G. de Gennes, qui occasionne des discussions intéressantes. Je mets à profit ces trois années pour vagabonder dans la physico-chimie.
Rencontre avec une femme merveilleuse
C’est aussi à cette période que je pars aux États-Unis comme post-doc invité par Gilbert Clark.
Je rencontre Célie en Californie en février 1972. Nous rentrons ensemble en France fin août 1972 et nous faisons le tour de France de mes amis.
1973 – 1985 : CNRS , Chargé de recherche
En 1975, deux ans après mon retour de Californie, je remarque un article écrit dans un journal anglais par des chercheurs industriels allemands, qui met en évidence des singularités dans les interactions entre macromolécules et tensioactifs en solution.
Ces auteurs ont préparé des solutions aqueuses contenant des macromolécules et des tensioactifs et ils ont mesuré leurs tensions superficielles. Pour une solution de tensioactifs, la tension superficielle, c’est aussi le potentiel chimique des molécules en solution, et cela peut nous dire comment les tensioactifs interagissent avec les macromolécules dissoutes. Les auteurs rapportent que les macromolécules bloquent le potentiel chimique de la solution de tensioactif pour une certaine plage de concentration. Après huit ans de recherches sur une variété de liquides j’ai appris à reconnaître les bonnes pistes, et c’en est une.
Première étape, reproduire les expériences des industriels allemands. J’apprends qu’il y a, au Collège de France, un tensiomètre que je peux utiliser. Je trouve que, si j’utilise des tensioactifs et des polymères de pureté suffisante, je reproduis parfaitement ces observations.
Deuxième étape, passer à l’échelle microscopique. Par mes lectures, j’ai appris que la RMN du 13C renseigne sur les configurations des molécules en solution. Une molécule d’un tensioactif usuel comporte une tête ionique ou polaire attachée à une chaîne hydrocarbonée. Pour une solution de tensioactif chaque 13C de la chaîne hydrocarbonée donne un pic dont la position renseigne sur la conformation et sur l’environnement de la molécule. Il n’y a pas de spectromètre 13C dans le labo de physique des solides à Orsay, mais il y en a un à l’école Polytechnique et il est souvent disponible.
Je mesure d’abord le signal d’une solution de tensioactif seul. Pour des concentrations de tensioactif dans l’eau supérieures à la concentration micellaire critique, ces molécules se rassemblent en petits agrégats qu’on appelle des micelles. Dans l’eau, une micelle contient 50 à 100 molécules de tensioactifs, dont les chaînes hydrocarbonées se rassemblent pour minimiser leurs contacts avec l’eau. Dans le spectre RMN des micelles, la position de chaque pic est caractéristique de l’environnement de chaque 13C des molécules de tensioactif en micelles. Cette position change quand les molécules de tensioactif s’entassent dans une micelle.
Je mesure ensuite le signal de solutions micellaires de tensioactif avec et sans macromolécules. Sur ce spectre, les pics des 13C des chaînes hydrocarbonées ne sont ni déplacés ni élargis par la présence des macromolécules. Seul le pic du 13C adjacent au groupe polaire du tensioactif subit un fort déplacement, indiquant que la conformation de la « tête » de la molécule a changé. Les micelles sont toujours là, les chaînes hydrocarbonées minimisent toujours leur contact avec l’eau, mais à la surface de la micelle il s’est passé quelque chose.
J’imagine qu’une macromolécule s’est adsorbée et que les monomères adsorbés recouvrent la surface de la micelle. On peut proposer l’image suivante : c’est un collier de perles (les micelles) dans lequel le fil (la macromolécule) s’enroule autour des perles au lieu de passer à travers.
Afin de confirmer et de préciser cette structure hypothétique, j’ai besoin d’une vraie méthode structurale.
J’apprends la diffusion de neutrons aux petits angles auprès de J.P. Cotton. Puis R. Duplessix et moi-même, confirmons la structure en « collier de perles » avec fil enroulé sur les perles, les colliers voisins étant corrélés mais non connectés. Quelques nombres précisent cette structure : dans l’eau, une macromolécule de masse molaire 15000 g/mole sature la surface d’une micelle de masse 30000 g/mole. Si les macromolécules sont plus courtes, une micelle peut en adsorber plusieurs. Si les macromolécules sont beaucoup plus grandes, une macromolécule peut saturer une première micelle, et faire un pont qui l’amène sur une autre micelle et ainsi de suite : avec des macromolécules cent fois plus longues on peut connecter ainsi une centaine de micelles par collier.
Les structures que Duplessix et moi avons trouvées respectent la hiérarchie des interactions. Les interactions hydrophobes entre chaînes hydrocarbonées sont, de loin, les plus grandes forces du système. Elles sont satisfaites : le tensioactif est toujours sous forme de micelles. Les interactions entre tensioactifs et macromolécules sont beaucoup plus faibles. Elles sont optimisées dans un deuxième temps par l’adsorption des macromolécules dans la couche polaire qui forme la surface des micelles. D’autres recherches ont montré que si les macromolécules sont greffées chimiquement avec des chaînes hydrocarbonées, la formation des micelles peut démarrer sur ces greffons. On peut alors obtenir des gels ou d’autres structures associatives.
Autoassemblages fonctionnels
Les assemblages de macromolécules et de tensioactifs sont-ils utiles ? Ont-ils des propriétés qui seraient utilisables dans des applications des solutions de tensioactifs ? C’est fort possible, mais lesquelles ? Pour le savoir il faudrait d’abord passer en revue toutes les applications connues des solutions de tensioactifs, et voir pour chacune quels seraient les avantages de l’introduction de macromolécules. Par exemple, on pourrait faire différents assemblages en solution de macromolécules avec des tensioactifs et utiliser leur capacité à reconnaître et piéger sélectivement les cations monovalents K+ et Na+ ou divalents Mg2+ et Ca2+. Les assemblages formés par des macromolécules et des tensioactifs de charge opposée ont aussi fait l’objet de belles études structurales à l’université de Lund (Suède). On pourrait aussi glaner dans les systèmes biologiques des idées d’auto-assemblage dont la cohésion serait assurée par des interactions hydrophobes et des forces ioniques, et voir si ces assemblages pourraient assurer des fonctions qui intéresseraient un physico-chimiste. Mais l’étude systématique des fonctions des assemblages de molécules relève plutôt d’une démarche collective menée par des chercheurs industriels qui connaissent bien les applications des tensioactifs. J’hésite à sauter directement dans un laboratoire industriel dont les méthodes et les coutumes sont très différentes de ce que j’ai connu à Orsay et à UCLA.
Mon premier job de consultant : sodium ou calcium ?
Une entreprise de savonnerie basée à Marseille a lancé un nouveau produit : c’est une poudre ne contenant que du savon, rien que du savon. Il n’y a pas de phosphates, accusés d’être responsables de l’eutrophisation de l’eau contenant des résidus de lavage. C’est donc un produit très innovant, puisqu’une poudre à laver classique contient comme premier ingrédient du phosphate de sodium. Les résultats des essais de lavage sont bons, mais une rumeur se répand dans la région de Marseille selon laquelle les machines à laver tombent en panne par rupture des éléments chauffants.
L’entreprise adresse sa demande au CNRS, le problème est évidemment urgent pour eux. Leur demande m’est transmise par Jean Charvolin. La direction de la savonnerie forme un groupe de travail constitué d’ingénieurs, dont je fais partie et qui se réunit tous les quinze jours à Marseille.
Ma première visite est pour le parc de machines à laver. L’entreprise en a acquis une vingtaine, qui tournent jour et nuit. Lorsqu’un élément chauffant se rompt, les analystes l’examinent. Ils découvrent que tous les éléments sont couverts par une gangue de savon de calcium, qui cause une surchauffe aux endroits où elle est épaisse. A ce stade, le diagnostic fait appel à un échange d’ions dans le bain de lavage ; les ions calcium présents dans l’eau dure, utilisée pour le lavage, déplacent les ions sodium, provenant du savon, et forment des cristaux insolubles de carboxylate de calcium. Ces cristaux sont transportés par les bulles et déposés sur les éléments chauffants, provoquant leur surchauffe puis leur rupture.
Les événements de rupture des éléments chauffants sont notés et consignés dans un grand tableau. Toutes les machines lavant avec la nouvelle poudre subissent des ruptures, plus ou moins rapidement selon les machines : environ 50 cycles pour les machines françaises, cinq cent pour les machines allemandes.
Un ingénieur astucieux essaye d’observer le dépôt sur une résistance plongée dans un bain lessiviel non agité (un thermoplongeur monté sur un bocal). On ne voit pas de dépôt se former sur la résistance immergée, ce qui semble indiquer que l’agitation de la machine joue un rôle important. Dans un premier temps, les bulles d’air collectent à leur surface le savon de calcium insoluble et dans un deuxième temps, les bulles apportent le savon de calcium aux surfaces des éléments chauffants.
Pour faire disparaître le dépôt, on peut agir soit sur les composants de la lessive, soit sur le cycle des machines (par exemple laver à 60° au lieu de 90°).
A chaque réunion du groupe de travail, je sens la pression des ingénieurs pour ajouter des additifs qui empêcheraient le dépôt des cristaux de savon de calcium sur les éléments chauffants. J’ai le sentiment que c’est toujours ainsi, on veut régler le problème en changeant le moins de choses possibles.
Pour ma part, j’ajouterais volontiers quelques types d’essais complémentaires. Le laboratoire consigne les résultats de tous les essais dans un grand tableau : en colonnes, les types d’essais ; en lignes, les additifs. Le nombre d’additifs à évaluer croit linéairement avec le temps, le nombre de types d’essais aussi, donc l‘aire du tableau des résultats croit comme le carré du temps.
J’ai ma première frayeur de consultant lorsque je constate que nous sommes en train de chercher une solution en utilisant comme guide un tableau de plus en plus grand et de moins en moins bien rempli.
Au sens de la théorie de l’information, la quantité d’information disponible diminue avec le temps. C’est sans espoir. Il faut penser autrement.
Dans le cas présent, cela veut dire classer les interactions qui aboutissent au dépôt sur les éléments chauffants.
Le dépôt est constitué principalement par des cristaux du savon de calcium, qui ont chacun une chaîne hydrocarbonée de 18 carbones. L’énergie de cohésion de ce cristal est formidable et il est vain de vouloir combattre une telle énergie. En revanche, on peut réduire cette cohésion en remplaçant le suif de bœuf utilisé par de l’huile de coco dont les chaines grasses sont plus courtes (2 x 12 carbones) et par l’ajout d’un tensioactif non ionique et d’un complexant du calcium, l’acide trinitriloacétique, qui n’est pas un phosphate (il faut préserver le mot d’ordre « sans phosphates » du discours marketing).
La poudre à laver « nouvelle technologie » telle que nous l’avons proposée, ne dépose pas de résidus sur les éléments chauffants et lave mieux que le leader du marché.
Elle est certainement plus couteuse.
Le problème qui hypothéquait l’avenir de l’entreprise est résolu et l’entreprise a de nouveau une valeur. Résultat, la compagnie d’assurances qui possède le capital, juge que c’est un bon moment pour vendre.
L’entreprise de savonnerie est donc vendue au groupe Henkel en 1988.
Quand un groupe industriel rachète un concurrent, ce sont les parts de marché qui sont récupérées, pas les personnels. Je ne sais pas ce que sont devenus les ingénieurs et techniciens avec qui j’avais travaillé sur la poudre à laver sans phosphates.
1985 : CNRS , Directeur de recherche
Pour devenir directeur de recherches au CNRS, il faut passer un concours interne. Le labo classe les candidats. La première fois, je ne suis pas reçu, faute d’avoir suffisamment préparé le dossier. La seconde fois, Jean Charvolin et Anne-Marie Levelut m’aident à présenter ma candidature et je suis reçu.
Sodium ou potassium ? Cela peut changer l’Histoire.
Historiquement, les savons sont obtenus en saponifiant des graisses animales par des cendres. Les cendres des végétaux courants contiennent plus de potassium (3 %) que de sodium (0.2%). La base qu’on obtient avec les cendres est la potasse. La saponification des triglycérides par la potasse donne des carboxylates de potassium et du glycérol. Les carboxylates de potassium sont miscibles avec le glycérol et l’eau, et forment des phases non cristallines mais visqueuses. On obtient ainsi un savon liquide et collant appelé savon noir. Dans sa formulation d’origine, ce savon est peu pratique à manipuler et à distribuer et peu agréable à l’emploi.
Il est cependant possible d’obtenir un savon cristallisé en utilisant les cendres de plantes qui poussent sur des eaux très salines. En effet ces plantes (par exemple la salicorne) ont le cation sodium à la place du potassium. La saponification du suif par ces cendres donne du carboxylate de sodium qui cristallise au lieu de se mélanger au glycérol. C’est la conséquence du rayon des cations sodium (0.10 nm) plus petit que celui des cations potassium (0.14 nm), qui renforce l’interaction électrique du sodium avec le carboxylate et favorise la cristallisation du carboxylate de sodium plutôt que la dissolution du carboxylate dans le mélange glycérol – eau. Le cristal de carboxylate de sodium est ce que nous appelons le savon de Marseille. Il est bien plus pratique à distribuer et à manipuler que le savon noir. En présence d’un excès d’eau, à chaud et en absence de calcium, il se dissout et produit les espèces qui changent l’angle de contact des graisses sur les textiles. Ce changement d’angle de contact permet d’émulsifier les graisses par une faible agitation : c’est le début de la détergence.
Les propriétés du savon de Marseille utilisé en eau douce ont été trouvées tellement supérieures à celles du savon noir qu’un circuit commercial s’était établi à l’époque de la marine à voile pour fournir des cendres riches en sodium aux savonneries qui s’installent près des ports de Gènes et de Marseille. La source de ces cendres se trouve au Moyen-Orient dans des marécages côtiers où on récolte des plantes halophytiques c’est-à-dire tolérantes au sel. Des bateaux vont au Moyen-Orient chargés de marchandises produites en France et en Italie et repartent chargés de sacs de cendres riches en sodium. Voilà pourquoi les savonneries étaient placées près des ports (Gènes et Marseille). Ce transport de cendres a été un des principaux commerces à travers la Méditerranée. Il a contribué à la propagation des épidémies, car la peste était endémique au Moyen-Orient. L’épidémie de peste qui a dévasté Marseille en 1720 a été amenée par un bateau qui avait été mis en quarantaine mais des passe-droits ont permis le débarquement de tissus destinés à d’éminentes personnalités. Avec les tissus sont arrivées les puces, vecteurs de l’épidémie.
Pendant la Révolution française, Nicolas Leblanc invente un procédé permettant d’obtenir la soude à partir du sel de mer, puis de saponifier les graisses par la soude : c’est le début de la chimie industrielle et la fin des transports de cendres à travers les mers. Plus tard, Ernest Solvay invente le procédé Solvay, qui est encore utilisé de nos jours pour faire la soude à partir du sel de mer et de la craie.
En résumé : Sodium ou potassium, si on change la taille des ions, on change leurs interactions. On change un produit qui ne cristallise pas en un produit qui cristallise très bien. L’un sera facile à manipuler, l’autre pas, ce qui, dans cet exemple, change pour le transport des marchandises et celui des cendres (les bateaux étaient remplis de sacs de cendres).
Définition et objectifs de la recherche technologique au service de l’industrie
Le rôle de la recherche technologique de base est d’éviter de toujours réinventer ce que l’on sait déjà et donc d’éviter le saupoudrage des crédits. On cherche à ce que les problèmes centraux du métier soient traités de manière convaincante, une fois pour toutes.
Cette recherche technologique de base est menée notamment dans les équipes mixtes. Elle comprend trois étapes :
- Identifier les questions qui centrales dans un métier, à l’exclusion des niches, des chimères, des regrets. Le choix des questions centrales engage l’avenir du métier dans l’entreprise pour plusieurs années. Par exemple, veut-on décider que le développement de nouveaux systèmes anticancéreux, de nouveaux vaccins ou de nouveaux adjuvants pour vaccins est un problème central pour l’entreprise, ou bien est-ce seulement une niche dont on espère une bonne rentabilité pour l’année prochaine ?
- Réaliser de manière exemplaire les expériences qui répondent à ces questions. L’acquisition de résultats majeurs est le travail des doctorants et demande au minimum quatre ans (un stage + une thèse, dans les meilleures universités on ne fait pas plus vite). Poursuivre les recherches jusqu’à ce que les résultats soient validés et confrontés à la théorie. Dans les bons laboratoires, le développement d’une nouvelle technologie prend dix ans ou trois thèses successives : une première thèse pour clarifier le problème et le simplifier, une deuxième thèse pour résoudre ce problème et une troisième thèse pour exploiter les meilleurs résultats.
- Transmettre les résultats digérés et publiés, le savoir-faire et le non-dit. Les publications servent à évaluer les résultats obtenus par l’équipe, par confrontation avec ceux des meilleurs laboratoires publics. Si on ne publie rien, on n’a aucune idée de ce que valent les résultats obtenus. Le savoir-faire et le non-dit ne sont transmis qu’en transférant des personnes.
En pratique, on va rassembler des personnes, des échantillons et des méthodes sur un site.
Ce qu’il faut réunir pour réussir.
Réunir des personnes pour former une équipe.
Pour former un groupe temporaire, une équipe dédiée à une tâche hautement spécifique, il faut rassembler au minimum quatre personnes à temps complet (par exemple deux doctorants et leurs encadrants). En-dessous de ce nombre, on a des chercheurs isolés.
Il faut, dès la création de cette équipe, se préoccuper de l’avenir des encadrants, des post -docs et des doctorants à l’issu de la mission. Vont-ils retourner dans un organisme public (CNRS, CEA, INRA, Université) ou bien passer dans l’entreprise ? Sachant que peu d’entreprises françaises prévoient des carrières pour leurs experts.
Réunir des échantillons et suivre des méthodes (modèles et théories)
Pour commencer, il faut avoir une bonne collection d’échantillons, avec lesquels il sera facile de reconnaître les différents états de la matière.
Prenons comme exemple les dispersions de silice dans de l’eau à pH = 9. Les particules ont des formes de grains sphéroïdaux et leurs diamètres sont distribués autour d’un diamètre central qui vaut 120 nm2. Leur distribution est étroite. Les interfaces sont couvertes de sites ionisés SiO– et il y a environ un site ionisé par nm2 d’interface. Cette description doit être aussi précise et compacte que possible.
Ensuite on simplifie en construisant par la pensée un modèle, soit une représentation aussi proche que possible de la description, tout en utilisant le moins possible de paramètres ajustables car plus il y a de paramètres ajustables, moins on comprend ce qui se passe. Dans notre cas, un modèle adéquat serait une dispersion de sphères parfaites, dures, de diamètres tous identiques, portant à leur surface une densité uniforme de charge négative des charges électriques régulièrement espacées et immergées dans un liquide de constante diélectrique e0 = 80. Nous n’allons pas décrire la structure de l’eau, ni les détails des interactions entre les ions et les surfaces des particules, nous dirons simplement qu’il y a une densité uniforme de charge négative à la surface des particules. Un tel modèle est appelé système primitif.
Si on veut comprendre ce qui se passe dans l’échantillon, il faut faire une théorie qui utilise le calcul et des lois physiques bien connues afin de prédire les propriétés d’application du modèle. Si la théorie ne peut pas calculer les propriétés d’application ou bien si on ne la comprend pas, on peut recourir à la simulation numérique du modèle. Là aussi, on calculera préférentiellement une propriété d’application. Une prédiction fausse signale un modèle qui ne représente pas la réalité des molécules et des ions.
Cependant, il peut y avoir des théories qui donnent des prédictions tout à fait acceptables. Un même modèle peut servir pour des échantillons très différents.
Des locaux.
Dans les locaux occupés par l’équipe mixte, il y a un vestibule avec une table sans chaises. Florence Lévy a installé sa cafetière sur la table. Nous avons l’habitude de nous retrouver vers 9h pour prendre ensemble, debout, le café du matin. Pendant que la cafetière chauffe, nous passons en revue les questions du jour. C’est au cours de discussions collectives que sont apparues des informations et des concepts qui n’auraient pas vu le jour si la cafetière avait été plus rapide ou dans des réunions formelles.
Dans les réunions, une partie de l’information n’est pas transmise, parce que tout ce qui est dit a des conséquences. On ne peut pas poser des « questions idiotes » sans mettre en danger la réputation et le sérieux des participants.
Si on part sur de mauvaises pistes, on échoue dans le projet et on obtient moins de financement des programmes de l’année suivante.
L’équipe mixte ne possédant aucun instrument, il faut bien « envahir les laboratoires ». L’équipe conserve à des places de bonne visibilité les échantillons pour lesquels une observation visuelle et tactile est importante.
Pour caractériser les états de nos dispersions colloïdales il nous faut des méthodes puissantes qui ne laissent pas de doute sur la nature de ces états. La centrifugation, la diffusion de rayonnement (lumière, rayons X, neutrons) et la microscopie peuvent jouer ce rôle. Nous trouvons que, pour résoudre les problèmes qui nous sont posés, la confrontation des résultats de plusieurs techniques est nécessaire.
Parlez-vous le dialecte ?
Je travaille toujours au CNRS au laboratoire de physique d’Orsay mais pour la grande industrie. J’explore les possibilités de collaboration entre le CNRS et l’industrie chimique dans le domaine de la chimie minérale fine. Ces nouvelles fonctions me font changer le regard que je porte sur les échantillons. Je pense maintenant que les échantillons que j’ai à observer sont compliqués, mais intéressants alors qu’avant seules les interactions entre molécules comptaient.
Je visite des laboratoires. Dans certains, il y a des échantillons merveilleux, dans d’autres, rien d’intéressant.
Dans chaque laboratoire qui mérite d’être revisité, je prélève quelques échantillons que je transmets à mon collègue Kenneth Wong (qui avait été l’un de mes premiers doctorants), afin qu’il les examine par diffusion aux petits angles de neutrons.
Nous découvrons un vaste monde dans lequel des générations d’ingénieurs ont travaillé à transformer et améliorer des produits pour les vendre à des entreprises.
Ces produits sont tous des dispersions colloïdales bloquées dans des états métastables. Mais dans l’entreprise on leur donne des noms différents suivant leur l’histoire, leur apparence visuelle ou leurs propriétés.
La langue qu’on parle dans ces laboratoires industriels est donc un dialecte : les noms des matières reflètent davantage leur histoire dans l’entreprise que leur composition et leur structure. Les problèmes à traiter ne sont pas définis de manière précise parce que le langage utilisé est en partie corrompu. On passe beaucoup de temps à réinventer la roue.
Tout est confidentiel.
Dans la grande industrie comme dans notre couple.
Durant les années 1988 – 2010, Pierre-Gilles de Gennes essaye plusieurs fois de m’inviter à quitter Orsay pour venir travailler dans son laboratoire. Cette fois il me prend à part lors d’un pot de thèse, pour me parler de l’industrie. Le mot « industrie » réveille en moi un désir d’association aux ingénieurs dans ma famille. En effet, mon père était ingénieur, mes deux grand – pères aussi, et mes ascendants suisses étaient tanneurs à Genève. En utilisant les interactions tannin-protéines, ils faisaient de la physico-chimie sans le savoir.
La proposition dont Pierre-Gilles de Gennes me parle vise à créer et animer un groupe qui fait des recherches sur des objectifs choisis par lui avec des moyens fournis par l’industrie. Il pense que je suis le chercheur idéal pour diriger cette opération. Il me dit : “my dear, your case is crystal-clear”.
Je suis curieux de voir sur place ce que font les laboratoires des grands groupes industriels, particulièrement ceux du Corporate Research qui font la recherche en amont des applications actuelles de leurs produits. Une occasion se présente quand Jean Charvolin établit un contact avec Gordon Tiddy qui dirige un groupe dans les labos d’ Unilever à Port Sunlight (dans Birkenhead près de Liverpool). Ils organiseront des visites réciproques pour discuter de l’organisation des chaînes des molécules de tensioactifs. Je suis également invité à Port Sunlight pour discuter des systèmes formés de macromolécules et de petites molécules de tensioactifs (je viens de publier à ce sujet) mais il n’y a pas de budget prévu pour cela, il faudra que je trouve ailleurs le financement de mon voyage. Pourquoi pas un voyage de vacances ? J’ai envie de visiter l’Écosse et Port Sunlight est sur le trajet ferroviaire entre Paris et l’Écosse.
Je propose à Célie une randonnée le long de la côte Ouest de l’Écosse. C’est une randonnée classique avec des vues spectaculaires.
Nous emmenons la tente et les sacs de couchage pour avoir le libre choix des endroits où nous passerons la nuit. La météo a été assez humide ce printemps. Les pentes herbeuses sont d’une couleur vert tendre et intense, « plus vert que vert » que je n’ai encore jamais rencontrée. Les attaques de moustiques sont fréquentes, mais nous arrivons quand-même à nous protéger mutuellement pendant le souper : je te protège, tu manges, tu me protèges, je mange. Après le repas nous rentrons dans la tente, je ferme la moustiquaire et nous nous installons pour la nuit. Mais Célie me dit qu’elle ne peut pas dormir parce qu’elle souffre de démangeaisons sur le cou et les épaules. Je vérifie que la moustiquaire est bien fermée, je prends la lampe torche et je regarde de nouveau la moustiquaire. Horreur ! Je vois des petites mouches qui passent à travers la moustiquaire sans difficultés. On les appelle mitges, elles sont très répandues dans le nord d’Écosse et elles mangent la peau des humains. Nous n’avons pas d’autres ressources que de nous cacher dans nos sacs de couchage jusqu’au matin et puis de reprendre le train pour fuir cette côte hostile aux visiteurs à chair tendre. Nous passons sur la côte Est de l’Ecosse, moins spectaculaire mais où il y a peu de moustiques et pas de mouches carnivores.
Le jour prévu pour ma visite à Unilever approche, nous prenons le train pour aller à Birkenhead où se trouve Port Sunlight, site des labos d’Unilever que je souhaite visiter. Gordon Tiddy est à la gare à l’heure du rendez-vous. Ce que nous n’avions pas prévu, c’est la présence de Célie. Elle n’a rien à faire dans les labos d’Unilever. Elle n’a rien à faire non plus à Birkenhead, qui est une des villes les plus misérables du Royaume-Uni. Mais Célie déclare que la misère ne lui fait pas peur. Jennifer, la compagne de Gordon Tiddy, qui est assistante sociale à Birkenhead, propose à Célie de l’accompagner dans sa tournée. Célie est enthousiaste, mais Gordon Tiddy est très ennuyé. Il dit que c’est contre les règles et que s’il y a un accident, elles ne seront pas protégées. Je comprends son point de vue, mais nous n’avons vraiment pas d’autre solution. La proposition de Jennifer est adoptée avec une forte recommandation d’éviter les complications et un engagement de confidentialité complète. Célie et Jennifer prévoient de se revoir le lendemain matin, et je fais de même avec Gordon Tiddy.
Le centre de recherche est impressionnant, 700 personnes y travaillent sur la détergence et les applications des tensioactifs alors que nous ne sommes que quatre chercheurs dans le groupe dirigé par Jean Charvolin à Orsay. Le jour de ma visite, il y a une conférence faite par un autre universitaire sur les interactions entre protéines et tensioactifs. Je prends part à une discussion générale sur les effets des macromolécules dans les solutions de tensioactif. A la pause, I. Robb, qui dirige les recherches d’Unilever dans ce domaine, vient me parler.
(Robb) – Ce que vous avez fait est très important pour nous. Vous entendrez d’autres chercheurs dire qu’ils le savaient déjà, ne vous laissez pas impressionner, c’est très important.
(Cabane) – Quelles sont les propriétés pour lesquelles c’est très important ?
(Robb) – Ah ! ça, je ne peux pas vous le dire…
(Cabane) – Pourquoi ?
(Robb) – Parce que c’est une information importante, que vous pourriez transmettre à l’un de nos concurrents.
Je réalise que la crainte d’une perte de confidentialité bloque la discussion scientifique même lorsqu’il s’agit de résultats publiés. Or une discussion dans laquelle on ne révèle que la moitié du problème peut aboutir à des conclusions biaisées ou même fausses. De plus, il est fort possible que les deux parties soient lésées par un engagement de confidentialité trop durable. Par exemple, dans la discussion avec I. Robb, j’aurais pu suggérer des modifications qui auraient amélioré les performances de ses produits.
Voici la dernière « histoire » qui circule au centre de recherches. Il s’agit d’un produit qui est une solution très concentrée de tensioactifs et d’eau. Il est vendu dans des flacons opaques, hauts et étroits. Les retours des clients et des détaillants disent que, de manière imprévisible, le contenu de certains flacons forme une phase qui ne coule pas et est difficilement extractible hors du flacon. Le labo a vérifié tous les paramètres de fabrication et ne trouve aucune cause possible pour ces changements d’état. Un collègue d’un labo voisin dit : « Je vais voir si ce changement est corrélé avec les phases de la lune ». Il obtient une corrélation parfaite. Son explication est que l’eau, qui fait partie de cette formule, est pompée dans un estuaire. Sa salinité varie selon l’amplitude des marées, donc selon les phases de la lune.
Je retrouve Célie. Elle est enchantée de sa matinée de travailleuse sociale. Je lui demande : « Où es-tu allée, qu’as-tu vu, qu’as-tu fait ? »
Elle ne me répond pas. La confidentialité, là non plus, ne se partage pas.
1986 – 1988 : deux ans de préparation à l’équipe mixte.
Les forces entre surfaces immergées dans l’eau
L’équipe est rattachée à une entreprise qui fabrique des dispersions aqueuses de particules ou de gouttes nanométriques. Ces dispersions sont métastables : pour une même composition elles peuvent être dans un très grand nombre d’états possibles (liquides colloïdaux, gels, pâtes, séparation en plusieurs phases), qui résultent du jeu des interactions des particules ou des gouttes avec leurs voisines et avec l’eau. Les physico-chimistes des années 1960-1970 ont conjecturé que pour rationaliser cette multitude d’états il fallait déterminer les forces entre surfaces immergées dans l’eau.
Quelques-uns des meilleurs laboratoires ont alors construit des instruments, appelés Surface Force Apparatus (SFA), qui mesurent directement la force d’interaction à très courte distance entre deux interfaces macroscopiques (1970-1980). Les expériences sont très délicates : on mesure des distances avec une précision de 0.1 nm. Elles nécessitent un investissement important (salles blanches, personnel dédié).
On envisage de faire acheter un SFA par l’entreprise et de s’en servir pour rationaliser toutes les transformations que l’entreprise fait avec les matériaux colloïdaux. Je suis réticent. Le SFA me semble être une technique trop lourde pour suivre tous les changements de cap des productions industrielles et il ne résout pas le problème d’isolement dont souffrent nos collègues industriels.
1990 – 1998 : Responsable scientifique de l’équipe mixte CEA-Rhône-Poulenc (Industrie) et membre correspondant de l’académie des sciences.
Transposition des méthodes de A. Parsegian . 1988 – 1985
En 1988 je suis invité à l’Institut de Physique Théorique à l’université de Californie, Santa Barbara (Californie). Adrian Parsegian, chercheur au National Institute of Health, fait une conférence sur la pression osmotique des solutions de macromolécules biologiques. La pression osmotique d’une solution de macromolécules, c’est la force avec laquelle cette solution résiste à l’extraction de l’eau, on pourrait d’ailleurs l’appeler résistance osmotique. On la mesure en utilisant une membrane qui est perméable à l’eau mais pas aux macromolécules. La membrane sépare deux compartiments, dont l’un contient la solution étudiée (des macromolécules dans l’eau) et l’autre de l’eau sans les macromolécules. Les petits ions, H+ et OH–, sont échangés à travers la membrane et ne contribuent pas à la pression. En vertu de leur droit au mélange, garanti par la thermodynamique, les molécules d’eau passent à travers la membrane, de l’eau pure vers la solution de macromolécules, mais on applique une surpression sur la solution pour annuler ce transfert. La surpression qu’il faut appliquer pour obtenir un transfert exactement nul est la résistance osmotique de l’eau dans la solution de macromolécules : c’est la pression osmotique de cette solution.
C’est une force qui augmente avec la concentration ; elle contient un terme linéaire en concentration qui compte les macromolécules, un terme qui va comme le carré de la concentration et qui compte l’interaction totale entre 2 macromolécules et puis des termes d’ordre plus élevé qui comptent les interactions à 3, à 4 macromolécules et ainsi de suite. On peut ainsi comparer le tracé de la pression expérimentale en fonction de la fraction volumique, expérimentale elle aussi, avec celui qui serait attendu pour un modèle de la solution de macromolécules et en tirer une conclusion sur les interactions entre macromolécules.
En entendant Adrian Parsegian, je me demande « pourquoi pas nous ? » Pourquoi ne pourrions-nous pas transposer aux dispersions de nanoparticules synthétiques ce que Adrian Parsegian a fait avec les solutions de macromolécules biologiques ? En effet, ne pourrions-nous pas mesurer les résistances osmotiques des dispersions de nanoparticules, et les comparer à des modèles de leurs interactions ? Cela n’a jamais été fait, pourquoi ? Une dispersion n’est pas un système à l’équilibre, peut-on néanmoins mesurer une pression osmotique par des équilibres entre phases ? Les pressions sont-elles trop faibles pour être mesurées ? Je discute avec Adrian Parsegian, je vais le voir dans son laboratoire au NIH, je rentre convaincu qu’il faut essayer. Si ça marche, nous aurons un outil pour mesurer et comprendre les interactions entre nanoparticules synthétiques dispersées dans le milieu que nous aurons choisi. Je retrouve dans la recherche en physicochimie certains attraits de la recherche d’itinéraires en montagne
Combien d’eau pouvons-nous extraire ?
Dans ces expériences nous utilisons l’équilibre de l’eau à travers un sac de dialyse qui contient la dispersion aqueuse de nanoparticules, immergé dans un grand bocal contenant une solution calibrée de polyoxyethylène. La concentration de polyoxyethylène dans l’eau du bocal donne la résistance à l’extraction de l’eau de la solution de polyoxyéthylène. Cette résistance est très bien connue par des expériences utilisant des technologies du 19ème siècle. Par l’équilibre de dialyse nous savons que la résistance osmotique de la dispersion de nanoparticules a la même valeur : c’est la pression osmotique imposée aux nanoparticules dans le sac. Lorsque l’équilibre osmotique est atteint on sort le sac du bocal et on vérifie qu’il n’est ni trop gonflé ni trop dégonflé (il n’y a alors que des forces osmotiques et pas de résistance due à l’élasticité du sac). Puis on ouvre le sac et on lance les mesures analytiques, qui sont principalement la mesure de la concentration en eau des deux côtés de chaque membrane.
Bientôt le laboratoire prend un visage assez particulier : on y voit principalement une centaine de bocaux où nagent tranquillement des petits sacs de dialyse ; certains des sacs ont perdu assez peu d’eau, ils sont modérément dégonflés ; d’autres ont perdu beaucoup d’eau, ils sont aplatis et l’échantillon est réduit à un mince film de gel écrasé entre les parois du sac. Un peu sceptiques sur la réponse des sacs de dialyse à un stress osmotique, nous commençons par tester la méthode avec, dans le bocal, une solution de polyoxyéthylènes étalons, et dans le sac, une dispersion aqueuse de nanoparticules de silice ou de particules de polymères synthétiques. Est-ce que l’équilibre de l’eau va se faire en 5 minutes, 5 jours ou jamais ? Sous nos yeux, le sac se dégonfle en une demi-heure, nous attendons quelques jours pour être bien surs d’avoir atteint l’équilibre de l’eau.
La concentration de polyoxyéthylène dans le bocal, remesurée, est comparée à l’équation d’état des solutions aqueuses semidiluées de polyoxyéthylène, qui a été mesurée en utilisant des osmomètrez et confirmée par diffusion de lumière et de neutrons. Je ne sais pas si quelqu’un d’autre dans le monde de la physico chimie apprécie l’investissement qui a été fait dans l’équation d’état du polyoxyéthylène (référence Joaquim Li dans Polymer). Par cette comparaison avec un standard nous obtenons les valeurs des pressions que nous avons imposées à la dispersion de nanoparticules. Ces pressions vont de 100 pascals pour des dispersions diluées jusqu’à quelques mégapascals pour les dispersions les plus concentrées soit une extension de quatre décades. Il n’est pas commun de trouver une grandeur d’état mesurable que l’on peut faire varier aussi facilement. Nous mesurons par simple pesée la fraction volumique en nanoparticules dans chaque sac. Elle varie de valeurs très faibles (la dispersion dans l’eau est modélisée comme un gaz de particules) jusqu’à des valeurs proches de l’empilement compact des nanoparticules (la fraction volumique dans le sac vaut alors 0.6). Le résultat, obtenu à partir d’une centaine d’équilibres, est une équation d’état des nanoparticules, c’est à dire la variation de leur pression osmotique en fonction de leur fraction volumique dans des solutions de pH et salinité imposés.
L’équation d’état que nous obtenons pour les nanoparticules de silice n’est pas éloignée de la prédiction du modèle de particules qui se repoussent comme des sphères dures à chaque collision (prédiction théorique de Carnaham-Starling). Mais l’accord est meilleur avec le modèle et la théorie Poisson-Boltzman-Cell qui décrivent la répartition des contre-ions autour des particules. Surprise : ces prédictions dépendent peu de la géométrie, car pour chaque empilement de sphères il existe un modèle plan qui prédit les mêmes pressions. Nous sommes tentés par une simplification radicale : dans la limite des très fortes concentrations, les contre-ions des nanoparticules ont peu d’eau à se partager ; la résistance à l’extraction de l’eau serait simplement déterminée par le volume d’eau qu’on peut attribuer à chaque contre-ion, somme toute une grandeur locale. Cette analyse semble confirmée par les valeurs identiques qu’on trouve lorsqu’on remplace le sodium par d’autres cations monovalents : Lorsqu’on change le cation, le volume d’eau qu’on peut attribuer à chaque cation ne change pas.
Le sérum des latex 1992-1994
Une centaine de sacs gonflant ou dégonflant dans des bocaux remplis des solutions transparentes, voilà à quoi ressemblait notre laboratoire. Dans chaque bocal les molécules d’eau ont quelques jours pour exercer leur droit au mélange avec les différents solutés. Forts du succès obtenu avec les dispersions de silice, nous collectons des dispersions aqueuses dans d’autres laboratoires, afin de déterminer leurs équations d’état.
Nous commençons par les dispersions de polymères synthétisés en émulsion, aussi appelées « latex ». C’est un produit-phare de l’entreprise, on en trouve partout, dans les revêtements, les peintures, le couchage des papiers etc. Ces dispersions ont déjà été examinées par microscopie électronique. Les micrographies montrent de superbes collections de particules sphériques de diamètres proches de 100 nm. Nous faisons le calcul mental de la pression : grand = peu nombreux = pression faible, les sacs devraient s’aplatir dès que la pression extérieure dépasse 10 Pa, et pourtant les sacs de dialyse résistent bien mieux que prévu à la pression qui leur est imposée : pour les dégonfler il faut imposer une pression 1000 fois plus grande qu’attendu. La doctorante qui fait sa thèse sur ce sujet a tout vérifié et refait tous les calculs ; elle a déterminé l’équation d’état des dispersions en utilisant différents polymères hydrosolubles comme calibres, il n’y a pas d’erreur possible de ce côté-là. Ce conflit jette un coup grave au moral de l’équipe : ce n’est pas tous les jours qu’on se trompe d’un facteur 1000 !
Après plusieurs mois d’interrogations, nous sommes forcés d’accepter, une fois encore, que l’expérience a raison et que le modèle ne décrit pas bien la réalité des molécules et des ions : En effet, il y a dans les dispersions fabriquées par polymérisation en émulsion des solutés qui retiennent l’eau dans les sacs de dialyse. En interrogeant les chimistes, nous apprenons que les particules ont été synthétisées par une réaction qui n’est pas complète. La réaction de polymérisation a produit majoritairement des très grands polymères insolubles qui sont devenus les particules, mais elle a également produit une grosse population d’oligomères solubles dans la phase aqueuse qui disperse les particules. On appelle cette phase aqueuse « sérum » pour indiquer qu’elle peut contenir beaucoup d’espèces non connues à priori. Ces oligomères solubles sont retenus par les membranes de nos sacs de dialyse. Comme ils sont petits, ils sont très nombreux et donnent une contribution énorme et inattendue à la pression osmotique du sac de dialyse. La méthode de compression osmotique reste valable, mais il faut admettre que, dans un mélange dilué, elle comptera surtout les espèces les plus nombreuses, donc les plus petites, donc les oligomères retenus dans les sacs de dialyse.
Voilà pourquoi les sacs de dialyse ne dégonflaient pas aux pressions que nous avions estimées. Ces oligomères coexistent avec les particules mais on ne les voit pas quand on fait une image de microscopie électronique. Dans les applications industrielles, lorsqu’on fait des films minces par évaporation de dispersions liquides étalées sur un substrat, ces oligomères peuvent ségréger et former des régions qui restent liquides dans un film déjà solide.
Témoignage de Florence LEVY sur les collaborations avec les équipes des laboratoires scandinaves.
Bernard était le maître à penser de notre petite équipe mixte de jeunes scientifiques. Auréolé de son statut de chercheur reconnu, il nous obligeait à pousser nos raisonnements, ce qui a été une grande école pour nous tous. Comme tous les jeunes, nous n’avions de cesse de le contredire et de chahuter sa vision de physicien, selon laquelle on peut résoudre tous les défis scientifiques par une bonne question manichéenne à deux aspects.
Au début de l’année 1996, Philippe, notre plus jeune étudiant était parti en Suède pour un stage de collaboration devant durer 18 mois. Cette longue période recouvrait deux hivers et promettait d’être une rude épreuve pour ce jeune méridional.
Nous sommes donc allés le visiter à Lund, au sud de la Suède, au mois de février. A cette époque de l’année, le soleil se lève péniblement à 10 heures et le monde plonge dans l’obscurité à 15 heures. Nous logions tous dans le même petit appartement et Bernard tenait la barre de notre équipe de joyeux lurons. Il suivait un rythme de vie rigoureux, que nous prenions un malin plaisir à contourner.
Afin d’économiser le budget serré qui nous était alloué pour ce séjour, nous avions pris des billets d’avion qui nous obligeaient à rester un week-end en Suède. Håkan, le directeur du laboratoire qui nous hébergeait, nous a proposé de visiter sa maison de campagne. Le trajet nécessitait deux voitures, dont la grosse vieille Volvo de Håkan. Conduire sur la neige nécessite habituellement un temps d’apprentissage ; mais je me suis retrouvée au volant de cette lourde voiture sans véritable expérience de la conduite sur neige et glace. Confortablement assis sur la banquette arrière et totalement inconscients du danger, Håkan et Bernard argumentaient avec passion la légitimité de la notion de liaison hydrophobe provoquée par une éventuelle déshydratation.
La maison de Håkan était une maison typique en bardeaux de bois blanchis, au bord d’un lac gelé, véritable vision de film Bergmanien. Son collègue Lennart, nous avait confié les patins à glace de ses parents, sortes de lames d’acier très longues à attacher sous nos souliers d’hiver. Nos chevilles avaient bien des difficultés pour conserver l’alignement. Håkan, quant à lui, avait entouré autour de ses épaules un cordon muni de deux poignards très courts. Ces couteaux devaient être rapidement plantés dans la glace, au cas où celle-ci se briserait sous le poids de celui qui les portait. Cette idée bien que peu rassurante car lui seul possédait ces fameux poignards, ne nous a pas empêché de partir plus ou moins maladroitement sur les lacs gelés.
Peu d’entre nous savaient réellement patiner. Philippe s’appuyait galamment sur le fauteuil à patins qui permettait à sa jeune collègue Jeanne de nous suivre sans risque. Tous les autres franchissaient avec énergie mais sans élégance, les congères de glace de la surface du lac gelé par le froid et le vent. Nous avons patiné plusieurs heures, en suivant la succession des lacs qui s’écoulaient les uns dans les autres au milieu des sapins. En fin de journée, ce qui signifiait approximativement 2 heures de l’après-midi, nous avons croisé une étrange étoile qui faisait une ombre dans la surface blanche de la glace. C’était la cicatrice de la chute d’un élan, dont le poids avait brisé la surface gelée. La nuit tombait vite et nous avons pris le chemin du retour à travers les forêts, les lames de patins autour du cou. La forêt était dense et noire, éveillant chez certains d’entre nous les terreurs enfantines des contes de Grimm.
De retour à la maison près du lac, nous sommes remontés en voiture, fatigués, heureux d’avoir vécu ce moment hors du temps. Bernard et Håkan ont repris leur querelle scientifique, toujours sans avoir conscience du danger de ma conduite sur la neige, qui se compliquait pourtant à ce moment de l’obscurité de la nuit nordique.
Des histoires de sciences.
Femmes Suédoises, hommes de la Méditerranée
J’organise pour deux dirigeants de la recherche d’une grande entreprise une visite des laboratoires et instituts proches de Stockholm qui sont réputés dans le domaine de la chimie des surfaces. Le programme des visites remplit une journée, en débutant tôt le matin. Il nous faut donc arriver la veille au soir. Ces dirigeants sont très occupés jusqu’à 18 heures donc il n’est pas possible de prendre l’avion avant vingt heures. Ces contraintes nous font arriver à l’aéroport de Stockholm bien après 22 heures et il faut encore une heure de voiture depuis l’aéroport d’Arlanda pour rejoindre Stockholm.
Dans le hall des arrivées, un chauffeur de taxi nous entend discuter en Français et à notre grande surprise, il s’adresse à nous en français. C’est un grand gars très avenant. Il est disposé à nous emmener à l’Institut de Chimie des Surfaces, qu’il connait bien. Nous montons dans sa Volvo où nous l’interrogeons sur les origines de sa maitrise de la langue française. Il nous explique qu’il est tunisien. C’est crédible.
Nous lui demandons comment il supporte l’obscurité, car à Stockholm, après la sieste il fait nuit. Il dit qu’il regrette beaucoup le soleil de son pays d’origine, d’autant plus qu’ici, il travaille principalement le soir.
Je suis accompagné de deux collègues issus du bassin méditerranéen et assez vite, l’inévitable sujet s’invite au sujet de leurs fantasmes d’hommes latins à propos des Suédoises.
« Alors, les Suédoises, comment sont-elles ? ». Notre chauffeur s’empresse de nous détailler tous les attraits des femmes Suédoises, en commençant par les longs cheveux blonds, les grands yeux bleus, en poursuivant sur leur grande taille et sans omettre leurs fortes poitrines.
« Et comment sont-elles quand on leur parle ? ». « Gentilles », répond-il.
Un ange passe ; on n’entend plus que le ronronnement du moteur de la Volvo. Puis il ajoute : « Et puis elles vous laissent tomber comme ça. », accompagnant ce dernier commentaire d’un geste de la main, comme s’il lâchait un objet qui se soumet à la loi de la chute des corps.
Son histoire est classique. Grâce à son physique avenant, il a séduit une Suédoise avec qui il a réussi à vivre quelque temps, peut-être parce qu’il était suffisamment différent de la tribu des Suédois et que cette différence l’avait charmée. Puis elle s’est lassée et les difficultés de la vie quotidienne ont pris le dessus. Elle est devenue froide en sa présence, se montrant indifférente comme les femmes nordiques savent le faire. Il aurait mieux supporté une rupture explosive, avec les insultes dont on se gratifie dans les pays latins. Voilà pourquoi il fait le taxi aux heures où d’autres, aussi charmants que lui, sont à la maison.
La Volvo arrive à l’Institut de Chimie des Surfaces. Il nous fait payer une facture astronomique – à la mesure de sa déception vis-à-vis des femmes Suédoises – et il disparait dans la nuit de Stockholm.
Arrivés à l’Institut de Chimie des Surfaces (YKI), nous avons la mauvaise surprise de constater que les chambres qui nous avaient été réservées sont en travaux. Nous passons la première nuit en camping sur place.
Le lendemain, Per Stenius (professeur émérite en chimie des surfaces) nous fait une présentation sur comment les grandes entreprises Suédoises collaborent à travers les instituts professionnels, puis nous visitons le Surface Force Apparatus qui a été construit par Per Claesson au Royal Institute of Technology.
Nous reprenons l’avion en fin d’après-midi. Je garde un bon souvenir ce voyage.
Entretien avec le DG
En prenant le café avec les ingénieurs de passage dans les labos, je ressens une inquiétude qui porte sur la qualité des informations transmises à la direction de l’entreprise. Il y a trop de cas où les décisions du management semblent avoir été prises sur la base d’une vision naïve des possibilités de la chimie et de la pharmacie. Ces décisions ne prennent pas en compte les difficultés qui sont apparues dans les labos. Cette distorsion semble liée au fait qu’il y a un seul et unique canal pour la remontée des informations des usines et des laboratoires vers la direction. Le top management (les deux ou trois personnes en haut de la hiérarchie, le DG et ses adjoints) devient trop vulnérable à l’action d’un petit groupe de pression qui distord les informations transmises par la voie hiérarchique.
Je m’en ouvre au directeur des recherches. Il est troublé par mes constatations. Il me répond : « Il y a là un message que nous devons transmettre au Directeur Général ».
Rendez-vous est pris avec le DG. Je m’y présente avec un discours critique ultra-simplifié. Mon message est en deux parties. La première partie du message consiste à dire que dans cette entreprise, personne n’a le temps de travailler et la seconde partie que plus personne ne dit la vérité.
Ce à quoi le DG me répond : « Personne n’a le temps de travailler, on me l’avait déjà dit ». Par cette réponse, il montre qu’il a entendu mais qu’il ne fera rien (sinon, il aurait proposé de faire un groupe de travail par exemple).
Puis il ajoute : « Personne ne dit la vérité, ça on ne me l’avait jamais dit ».
Fin de la discussion. Très fort pour s’échapper des situations, il montre que je suis pris dans une contradiction. Je comprends qu’il ne fera rien là non plus.
S’il avait voulu prendre en compte le deuxième message, il aurait fallu qu’il puisse rétablir des chemins pour faire remonter à la direction générale les informations non distordues. Cela aurait nécessité une révolution dans l’entreprise, ce qu’il n’était pas prêt à faire.
Je constate que je n’arrive pas toujours à convaincre les décideurs, surtout lorsque ma proposition risque de coûter de l’argent et du temps.
2021 Emulsions Apolloniennes –
Une doctorante me montre une émulsion d’huile dans l’eau qui contient 97% d’huile et seulement 3% d’eau. C’est une émulsion à haut rapport de phase interne, dans laquelle des grosses gouttes gonflées par l’huile sont séparées par des petites. Elle me montre que cette émulsion coule. Je lui réponds que l’état liquide ne peut pas exister quand il y a 97 % de phase interne : les gouttes n’ont plus de place pour bouger. Sauf si l’empilement des gouttes est celui décrit il y a 2200 ans par le mathématicien Apollonius.
Nous venons de trouver un processus de fabrication d’émulsion qui conduit directement aux structures décrites par Apollonius (à 2 dimensions) et par Leibniz (à 3 dimensions).