17. Anecdotes annexes

M. Brun : comment réussir une négociation avec l’administration. 

Cette histoire, qui m’a été racontée par une de mes aide-ménagères, Edith Kakou est vraie.  Monsieur Brun a existé. Il est mort un peu avant le Covid (2019). 

Le programme d’hospitalisation à domicile de la Ville de Paris prévoit que des patients de l’hôpital peuvent consulter, faire des examens et recevoir des traitements sans bloquer un lit d’hôpital. Ils sont hospitalisés à domicile. 

Le lien entre le patient et l’hôpital fait l’objet d’une convention d’hospitalisation qui reprend toutes les prestations médicales et annexes.

Monsieur Brun avait eu du temps de sa carrière, une haute position dans l’APHP et, pour assurer ses vieux jours, il avait acheté un superbe appartement à côté de l’hôpital. 

Il était atteint d’une maladie neurologique incurable et avait signé avec la Ville de Paris une convention d’hospitalisation à domicile qui prévoyait le passage quotidien d’une infirmière pour lui administrer ses traitements et d’une aide-ménagère (Edith K.) 

Elle m’expliquait que Monsieur Brun, l’infirmière et elle s’entendaient très bien, que tout allait bien, lorsqu’un jour, l’infirmière remarqua de petites taches de sang sur ses vêtements. 

Elle comprend que ce sont des punaises de lit. Nul ne sait d’où elles sont venues, mais par précaution, il faut décontaminer tout le logement de M. Brun. 

Pendant la désinfection, l’hôpital prévoit de le reloger dans une chambre réservée pour lui. Mais celui-ci refuse de déménager car il n’aime pas changer ses habitudes. Le problème c’est que tant qu’il n’a pas déménagé de son logement, toute la désinfection de tout l’hôpital est bloquée. 

Ce blocage devient un sujet de conversation dans l’hôpital. Edith K. est amenée à rencontrer le responsable du programme de désinfection. Elle comprend qu’on n’a pas demandé à M. Brun quels aménagements pourraient rendre ce déménagement moins perturbant pour lui. 

C’est, selon moi typique du comportement d’une administration française : se fixer une règle et la suivre à la lettre sans tenir compte des choses qui sont importantes pour les personnes. 

La négociation commence mais elle est bloquée du fait d’un non-dit : les objectifs affichés par les deux parties ne correspondaient pas à leurs objectifs réels. 

La négociation se termine lorsque M. Brun accepte de céder sur la question du déménagement et de ne conserver que les habitudes qui lui tiennent le plus à cœur. Il obtient le passage d’une infirmière et d’une aide-ménagère nominatives, qui lui sont attribuées sans changement de personne, jusqu’à la fin de sa vie. 

Cet accord tient alors lieu de nouvelle convention d’hospitalisation, qui permet de décontaminer le logement de M. Brun. 

Vie et mort de Paul Luquin.

Nous sommes en 1966, quatre ans avant la mort de Paul Luquin. Je suis en vacances avec mes parents à Cogne et nous pratiquons ensemble la moyenne montagne. 

Puis, pour rentrer en France, je cherche des itinéraires qui m’amènent dans des coins sauvages, voire encore jamais découverts. 

Je me retrouve dans la vallée d’ Ailefroide[BC1]  dans les Hautes Alpes. Je marche sur la route jusqu’au point où elle vient buter contre la montagne. Là se trouve un chalet qu’on appelle le « pré de madame Carle ». Je vais me renseigner pour savoir s’il y a des guides de montagne pour m’accompagner lors de courses (partir du refuge, monter jusqu’à un sommet et redescendre au refuge). On me répond : regardez juste à côté : si vous voyez un homme avec une grosse moto, en train de fumer des petits cigarillos, c’est un guide de montagne ! ». Je vais voir l’homme en question. Il s’appelle Paul Luquin. Tout de suite, un bon contact s’établit entre nous. Il comprend mon besoin de sauvagerie et me propose de le rejoindre à un point sur le chemin du refuge d’Ailefroide car il a une autre course à faire avant, avec un autre client. Nous faisons accord et me voilà partir pour le lieu de RV. 

Je le retrouve au pied des arrêtes de Sialouze. Clic-clac, les mousquetons sont accrochés. Il part dans la paroi, tirant la corde derrière lui. Les passages sur l’arrête s’enchaînent, jusqu’au passage- clé où l’itinéraire redescend de la paroi. Ensuite, c’est le point délicat de la course : il faut redescendre en rappel. Pour cela ; il faut trouver le point d’attache. Paul le dégage précautionneusement. On se met à cheval sur la corde et on bascule dans le vide. Il faut que les cordes soient de la bonne longueur, ici, environ 30 mètres, pour que le rappel s’effectue confortablement. J’arrive en premier sur la rémaille et nous redevenons au refuge.

J’ai tellement aimé cette course que je suis retourné la faire avec mon compagnon de cordée, Yves, environ un an après.

A notre retour, Paul prend immédiatement en charge une autre groupe de sept personnes, qui doit monter au mont Pellevou par un couloir très raide. Paul me confie comme un secret « lorsqu’il y a sept personnes qui ont chacun leur piolet et qui sont encordés, la cordée ne peut pas être décrochée ». C’est-à-dire que si l’on n’est que deux, et qu’une personne tombe, l’autre a du mal à le tenir sur son piolet mais c’est faisable. Alors que s’il y a plusieurs personnes encordées et qu’une personne glisse, plusieurs resteront accrochées avec leur piolet. 

Quand il me dit cela, il me semble qu’il fait complément erreur, car si un des participants glisse, il va décrocher celui qui se trouve au-dessus de lui et leur poids additionné sera insupportable pour celui qui est encore au-dessus. 

J’aurais peut-être dû le lui dire, répondre quelque chose à son commentaire, vu la suite des événements. Je le regrette.

Il part donc avec ces sept alpinistes amateurs pour une course très longue et très difficile. On peut les voir progresser très lentement sur l’arrête. Mais à moment on les perd de vue et le soir, on ne les voit pas arriver. 

On les retrouvera le lendemain dans la rimaille du glacier, tous attachés à la même corde. Donc le fait d’avoir mis tout le monde sur la même corde leur a peut-être été fatal. 

Une halte à Bruges (1980’s)

Nous sommes dans les années quatre-vingt. Je voyage avec Célie et ses parents. Nous visitons les grandes villes d’Europe, à portée de train. Nous avons choisi Bruges, la ville la plus touristique de Belgique car elle est restée intacte, comme figée dans le temps. Les canaux sont toujours en service, l’eau continue d’y circuler lentement, témoin de siècles de vies particulières.

Notre train avance sans heurts. Célie, assise en face de moi, a posé ses pieds sur la banquette. Elle a ce geste désinvolte, celui qui dit qu’elle ne craint pas la règle, ou qu’elle la trouve idiote. Le contrôleur passe une première fois, lui demande d’enlever ses pieds. Elle ne répond pas. Il revient. Cette fois, il parle plus fort, plus sec. Elle le fixe, muette, sans obéir. Il insiste. Le ton monte. Il demande son passeport, veut noter son nom. Une amende est en jeu, peut-être plus. Célie refuse toujours de céder, surtout devant son père. Je comprends qu’elle ne veut pas perdre la face. Elle a tort, bien sûr, mais elle préfère le conflit à ce qu’elle vivrait comme une humiliation, perdre la face devant son père. 

Le contrôleur, lui, joue son rôle jusqu’au bout, petit chef qui veut appliquer le règlement à la lettre, sans chercher à comprendre. 

Je n’interviens pas. Je vois la scène de l’extérieur, comme un mécanisme implacable : règle, transgression, punition. 

Mais le hasard veut qu’un supérieur des chemins de fer se trouve dans notre compartiment. Gêné par cette tension pour un fait si anodin, et désireux de donner une bonne image de la compagnie de transports belge aux touristes que nous sommes, il apaise le conflit. 

Voilà une personne qui comprend que ce n’est pas en verbalisant les touristes qu’on fera avancer la cause des chemins de fer belges. 

Le contrôleur lui obéit, et Célie se calme, la situation se referme, et le voyage reprend son cours.

Nous arrivons à Bruges. Les canaux entourent la ville, où tout circule par voie aqueuse. L’eau a vu passer bien d’autres voyageurs et garde leurs anecdotes comme dans une mémoire liquide.

Le lendemain, nous marchons dans les ruelles de la vieille ville. Là, à l’ombre d’un moulin à vent, nous découvrons une petite boutique d’ustensiles de cuisine. La vitrine est belle, soignée, presque poétique. À l’intérieur, une jeune femme nous accueille. Nous parlons. Elle nous explique qu’elle vit là, mais qu’on ne l’accepte pas parce qu’elle n’est pas née à Bruges. Elle s’est mariée à un homme d’ici, un camionneur souvent absent, et pourtant bien intégré. Tandis qu’elle, qui passe tout son temps ici, au cœur de la ville et qui fait tout pour se faire bien voir, reste toujours l’étrangère. Elle est la femme que l’on tient à distance, celle qui est venue prendre un homme d’ici, qui aurait dû revenir à une fille d’ici. Elle travaille, elle s’accroche, elle sourit. Mais rien n’y fait. 

Je repense à Célie dans le train. Elle aussi a franchi une limite, mineure mais claire. Elle n’a pas respecté une règle, et on a voulu la sanctionner, par une amende. La femme de Bruges, elle, a transgressé un autre type de loi : une loi non dite, celle des appartenances. 

Dans les deux cas, ce sont des femmes qui se trouvent en position minoritaire dans le regard des autres. Elles dérangent un ordre établi, pas forcément juste, mais accepté.

Je repense alors à ma tante, Madeleine Ruwet, qui vivait à Bruxelles. Un jour, lors d’un repas de famille, elle me dit, calmement : tu es juif. C’est la première fois qu’on me le dit. Je l’ignorais. Je n’ai reçu aucune éducation juive et je ne me suis jamais vu ainsi. Mais cette phrase, si légère en apparence, m’ouvre à l’idée que ce que je suis, est aussi ce que les autres décident que je suis, donc peut m’échapper. C’est une identité transmise sans paroles et qu’on ne choisit pas, mais qui peut un jour être réveillé, si quelqu’un le décide.

Dans le train, dans cette boutique de Bruges, ou chez ma tante à Bruxelles, je peux retrouver un même motif : il suffit de peu pour devenir un autre. Il suffit d’un geste, d’un mariage, d’un mot. On croit être dedans, mais on découvre qu’on est dehors. 

Bruges, ville immobile, me montre cela. Pas seulement le passé figé, mais la permanence des frontières invisibles. Et moi, voyageur partagé entre plusieurs rôles, plumeurs origines, je comprends un peu mieux cette vérité simple et dure : il n’y a pas de neutralité. Même le silence finit toujours par parler.