01. Introduction et méthode

Ce que vous avez ici est un témoin incomplet, imparfait, d’événements auxquels certains d’entre nous ont participé. C’est un recueil d’histoires, ce n’est pas l’Histoire. J‘ai rassemblé des souvenirs d’aventures, des photographies, des conjectures et je vous les livre avant que ma mémoire, fragile, ne les perde.

Ce qui est lisible dans ma mémoire est incomplet, déformé et temporaire. Il n’y a pas de trace des éclats de rire fréquents et répétés qui provenaient de son bureau.

C’est incomplet. Je transmets ici des histoires, c’est-à-dire des récits d’aventures, consignés dans des textes. Mais il y a beaucoup de choses qu’on ne peut ni dire ni transmettre par un texte. De quoi est fait cet indicible ? Il doit contenir les émotions qui ont conduit à nos éclats de rire. Quelque chose a soudainement été perçu, qui est au-delà du discours. Lorsque je rencontre une personne, quelque chose est élaboré en moi, en moins de trente secondes, que j’appelle « ma première impression ». Ce quelque chose n’est pas verbalisé. Il fonctionne comme un système d’identification ami/ennemi. Cela peut être une odeur, un parfum, une dynamique dans les mouvements et cela détermine la suite de la rencontre. Ai-je vraiment envie d’interagir avec cette personne ? Elle essaye de me faire plaisir, mais quel niveau de confiance puis-je accorder à ce qu’elle va me dire ? 

Cette première impression, je n’en garde pas trace, elle sera formalisée par la suite de la relation. Par conséquent, il est très difficile de reconstruire nos interactions à partir d’un souvenir ou d’un texte. Comme Célie interprétait le monde de manière personnelle et originale, on ne peut pas retrouver sa pensée à partir de ce qu’elle a dit ou fait. On pourrait, certes, employer certains des outils qu’elle a créés, comme d’utiliser la pâte à modeler afin de modéliser la situation critique dans un rêve, car la main est moins contrôlée que la parole.

C’est déformé. J’ai choisi les histoires et les photographies, j’ai écrit les commentaires et j’ai fait un portrait de moi-même dans la relation. J’ai dessiné l’image du couple idéal mais pas celle de nous deux tels que nous avons vécu. Par exemple, il n’y a pas d’images de nos disputes. Pourtant, dans nos vies, nous nous sommes écartés et retrouvés de nombreuses fois. Il manque le point de vue de Célie même si parfois on peut le deviner. Le déroulement factuel des évènements fera penser à ceux qui l’ont bien connue : « là, c’est vraiment Elle ! »  Mais lors d’autres événements, elle aurait choisi de raconter des choses dont je ne me rappelle pas.

C’est temporaire. Pendant que le temps s’écoule, les souvenirs se perdent et ma mémoire les condense pour les rendre plus acceptables. Sur l’espace ainsi libéré, elle loge de nouveaux souvenirs, ce qui compromet les tentatives d’exploration. Souvent je conserve les souvenirs mais je perds leurs adresses, c’est-à-dire les chemins logiques qui permettent de les retrouver. Un mot, et le souvenir revient. Dépêchez-vous de le transcrire sur un support durable car il va de nouveau disparaître. 

Ceci est imparfait, ceci est un roman, mais…

faut-il renoncer à toute histoire qui ne serait pas écrite et validée par les protagonistes le jour même ? Pour ma part, je préfère voir Célie revivre à mon côté, sous une forme édulcorée, grâce à la littérature, plutôt que la perdre entièrement.

Voici donc la version douce du roman de nos vies, parce que ce témoignage ne contient pas de données dures. C’est un roman mais pas une œuvre de fiction car les événements ont bien eu lieu. 

La science a été publiée, il reste des sentiments, des présomptions, des espoirs, condensés et colorés par le passage à travers le filtre de ma mémoire.