Glisser sur la neige, est-ce naturel ?
Los Angeles est entourée de montagnes (altitudes 2600 à 3300 m), et il a neigé dans la nuit sur ces montagnes. Je souhaite fêter à ma manière l’arrivée de cette nouvelle neige. Célie emprunte une voiture à ses parents et nous prenons le téléférique de San Jacinto pour marcher dans la neige fraiche. Nous plantons la tente et étalons nos matelas pour dormir sur la neige. Le lendemain nous marchons en enfonçant beaucoup dans la couche de neige fraiche. Nous sommes vite épuisés. Je dis alors à Célie qu’il existe des équipements faits pour faciliter les déplacements en périodes de fort enneigement : ce sont les raquettes à neige et les skis. Elle n’a qu’à mettre ses pieds sur des skis, et elle glissera sans efforts. Les WE suivants nous reprenons la voiture pour aller dans une station de ski équipée de remontées mécaniques. C’est l’occasion pour Célie d’une initiation au ski de descente. Elle découvre que les skis servent à glisser, mais elle ne veut surtout pas glisser. J’essaie de lui expliquer que cette glissade peut être très bien contrôlée, mais je n’emporte pas sa conviction. Pourtant, Il y a quelque chose qui semble magique dans la possibilité de glisser sur la neige avec peu ou pas d’efforts tandis que les piétons s’épuisent à enfoncer leurs pieds à travers la couche de neige.
Il me revient une histoire que mon grand-père m’avait racontée. Cela s’est passé en 1904, alors que, jeune ingénieur, il travaillait dans une usine électrochimique située sous le Val d’Aran, vallée oubliée au cœur des Pyrénées. Cette vallée appartient à la Catalogne administrative, mais on y parle l’occitan et la Garonne emmène les eaux vers la France. Une vallée faite de petits villages en pierres et ardoises, d’immenses forêts et de cimes flirtant avec les 2500 mètres. Dans l’usine, mon grand-père était responsable d’un four électrique dans lequel il chauffait jusqu’à le fondre un affreux mélange de sable et de charbon. Le silicium, extrait du sable, se liait au carbone, venu du charbon et produisait des granules de carbure de silicium, aussi appelé Carborandum. Ces granules sont incroyablement durs, ils peuvent rayer n’importe quel autre matériau sauf le diamant. Plus dur que ça et tu meurs ! On les emploie pour fabriquer des matériaux abrasifs comme la toile Emeri, rayer des surfaces métalliques et obtenir de belles surfaces dépolies. Les électro chimistes ont aussi poussé à bout leurs fours électriques, en espérant faire des diamants artificiels, mais sans aucun succès : avec du sable et du charbon ils ont toujours fait des granules de carbure de silicium et un gaz toxique pour les opérateurs.
Je ne sais pas si ce suit est une histoire ou une légende. A cette époque la pratique du ski était une nouveauté connue dans quelques stations thermales, dont Luchon, proche du Val d’Aran. Cette année – là il avait beaucoup neigé sur les Pyrénées, et dans les villages de montagne tout le monde était confiné par la couche de neige. Mon grand-père s’était procuré des skis, je ne sais pas comment. Pour sa première sortie à skis il avait choisi une route qui allait vers un village espagnol proche de l’usine. En le voyant glisser à travers leur campagne, les habitants crurent que ce personnage qui n’enfonçait pas dans la neige fraiche bénéficiait d’une force surnaturelle ; Il pouvait être le diable. Ils firent sonner le tocsin. Heureusement pour mon grand-père, il y avait là parmi les villageois des ouvriers de l’usine, qui le reconnurent : C’était Monsieur l’ingénieur et pas le Diable.
70 années après l’aventure de mon grand-père, j’ai été pris d’une passion pour les grands espaces et le ski de fond. Nous étions équipés de skis de fond en bois et de « farts », des pâtes dont la mission est de contrôler le contact des skis sur la neige. En effet, en ski de fond, la technique classique est le pas alternatif dans lequel on pousse sur un ski pendant qu’on avance l’autre ski. On veut donc que le ski sur lequel on pousse s’ancre solidement sur la neige mais qu’il glisse facilement pendant la phase d’avancée. Ancrage et glissement, ces comportements semblent tellement contradictoires qu’on peut être tentés d’y voir les effets de forces surnaturelles.
Si on n’accepte pas les explications surnaturelles, il faut s’intéresser au problème. En ski de fond, c’est un petit miracle qui est accompli chaque matin par l’application sur la semelle des skis d’une couche de fart de dureté adaptée à la forme et à la résistance des cristaux de la neige qu’on s’attend à rencontrer dans la journée. Si la couche de fart est trop dure ou trop mince, les cristaux de neige ne s’enfoncent pas dans cette couche et le ski glisse tout le temps, même pendant l’impulsion du pas alternatif. Le skieur reste sur place parce qu’il ne peut pas pousser sur la neige. Si la couche de fart est trop molle ou trop épaisse, les cristaux de neige rentrent complètement dans la couche de fart et le mélange fart + neige forme sous le ski un sabot qui a la consistance des boules de neige qu’on fait en tassant la neige dans les mains. Le skieur avance très mal parce qu’il y a des sabots de neige sous ses skis. Mais, si le fart est bien choisi et bien appliqué, les cristaux de neige accrochent la couche de fart sans y pénétrer, et on peut alterner glissement quand on avance le ski sans faire pression dessus et résistance sous forte pression lors de la phase de poussée du pas alternatif. Comme les cristaux de neige changent au cours de la journée et d’un jour à l’autre, il est essentiel de bien examiner la neige pour choisir le fart qu’on applique sous les skis ; un bon choix de fart et vous voilà filant entre les sapins, un mauvais choix et vous n’arriverez pas au premier sapin parce que vous allez accumuler la neige de la trace dans les « sabots » qui se formeront sous vos skis.
Nous passons quelques jours à essayer de maitriser le fartage de nos skis. Il nous reste de cette période un respect pour la neige, matériau toujours changeant sous l’effet du temps, du vent, de la température, des variations de température et des gradients de température.
Hiver 1976, clandestins dans un train suisse.
Nous faisons un séjour de ski en Engadine, un ensemble de hautes vallées situé à l’extrémité est de la Suisse, où l’on trouve des maisons très joliment décorées. Nous logeons dans une petite auberge, dont je ne me souviens pas de la décoration extérieure, mais à l’intérieur, l’aubergiste a planté un trophée (sanglier, cerf, chevreuil) de ses chasses en haut de chaque mur de la salle à manger. Célie me dit qu’elle a l’impression d’être regardée par tous ces animaux pendant qu’elle mange et elle n’aime pas cela.
Notre séjour se termine un samedi. Il faut savoir qu’en Suisse, on peut aller n’importe où mais pas n’importe avec les bus postaux, sauf le samedi, qui est le grand jour de repos. J’ai mal lu l’horaire des cars et voilà que le dernier bus passe devant nous en faisant sonner sa corne. Je consulte l’horaire des chemins de fer rhétiques et je vois qu’il y a encore un train qui quitte l’Engadine et nous le prenons. Mais il arrive à la gare régionale de Coire trop tard pour que nous ayons la correspondance avec le train pour Paris. En effet, en arrivant à Coire, nous ne trouvons qu’une gare sombre et désertée, même le chef de gare est parti se coucher !
Pourtant, sur la dernière voie du faisceau de la gare, il y a un train de voitures – couchettes qui sont éclairées, chauffées et bien gardées. Un train de nuit partant de la Suisse orientale à cette heure-ci ne peut aller ailleurs qu’à Paris. Nous nous renseignons. C’est un train affrété par le Club Med pour rapatrier les Gentils Membres (GM) qui ont skié et dansé pendant une semaine à Livigno, une station de ski Italienne où sont garantis neige, soleil et bronzage sous l’attention des Gentils Organisateurs (GO).
On nous explique pourquoi le Club Med ne va certainement pas laisser des touristes bénéficier de prestations réservées aux Gentils Membres. Des camions arrivent sur le quai, chargés de valises, puis des bus avec les Gentils Membres. Nous sommes de trop, mais l’identification des valises est l’occasion d’une bousculade bienvenue. Nous profitons d’un moment d’inattention des Gentils Organisateurs pour nous glisser dans le train. Nous devenons des passagers clandestins. Il s’agit d’éviter d’être repérés par les Gentils Organisateurs qui quadrillent les compartiments couchettes.
Mais à l’intérieur des compartiments, ça ne va pas du tout : chacun et chacune voudrait être dans un autre compartiment, avec telle ou telle autre personne. L’une insiste pour un échange de places, une autre ne comprend pas comment d’autres passagers peuvent avoir tant de bagages. Un Gentil Membre hurle en pointant le doigt vers Célie qui essaye de recenser discrètement les couchettes disponibles : « Qu’elle parte ! » Je comprends leur réaction : Après avoir été GENTILS pendant toute la semaine et (peut-être) s’être fait éconduire vendredi à la danse de la dernière chance, les Gentils membres n’en peuvent plus. Le niveau d’animosité verbale dépasse tout ce que j’ai connu dans les trains couchettes normaux.
Nous raisonnons que les Gentils Organisateurs sont fatigués en fin de semaine. Si nous ne leur présentons pas un problème supplémentaire, nous espérons qu’ils voudront bien regarder ailleurs. Nous essayons alors de nous rendre invisibles. Nous jouons aux amants qui viennent de se rencontrer : il faut ne pas les déranger, n’est-ce pas ? On va les laisser s’occuper l’un de l’autre, n’est-ce pas ? Effectivement, parmi les 4 Gentils Organisateurs et 100 Gentils Membres qui sont dans ces deux voitures, plus personne ne nous adresse la parole au-delà de « excusez-moi » pendant l’heure qui suit. Aurions-nous obtenu le même résultat si nous avions joué des rôles différents ?
Notre train part enfin. Et le miracle ferroviaire se reproduit comme d’habitude : la musique des roues et les chocs réguliers sur les rails calment les hostilités dans les compartiments. Nous arrivons à Paris peu après 8 h du matin avec 10 minutes d’avance. Nous avons très peu dormi, c’est le lot des passagers clandestins, mais nous sommes à temps pour la sieste chez mes parents.
La recherche de l’invisibilité me rappelle cette vidéo dans laquelle un gorille s’introduit dans un groupe qui joue au basket-ball, fait une grimace et puis disparaît (voir la vidéo après avoir reçu la première série d’instructions sur le site www.viscog.com) Les personnes qui visionnent cette vidéo pour la première fois reçoivent l’instruction de compter les passes des joueurs habillés en blanc. Focalisant leur attention sur les joueurs habillés en blanc, les visionneurs naïfs ne voient pas l’intrus qui est tout noir. Malgré la grimace du gorille, celui-ci fait à peu près ce qu’on attend d’un joueur, donc le cerveau d’un visionneur naïf peut transmettre un rapport d’attention sélective : « des joueurs se passent la balle, les blancs font 15 passes pendant le temps de la video » sans rajouter l’information non demandée « un intrus traverse et puis s’en va ». Dans le train du Club Med, nous étions les intrus, et il nous aurait été utile de focaliser l’attention sur un autre problème de la répartition en compartiments, par exemple la séparation dormeurs/joueurs. Mais le risque de dérapage aurait été élevé.
Notre comportement avait le mérite de mettre en jeu une règle non écrite des vacances au Club Med : l’approche des personnes du sexe opposé est fortement encouragée. En jouant aux amants, nous faisions preuve d’adhésion à cette règle.
Si nous avions disposé de plus de temps, ou si nous étions soumis à moins de stress, ou si nous étions face à des groupes plus nombreux, aurions-nous trouvé de meilleures sources d’invisibilité ? Peut-être.
Nos bivouacs en amoureux
Si je crois mes souvenirs, nous avons couché au moins cinq fois au clair de lune ou sous les étoiles : à une date inconnue en Normandie, en 1977 au sommet du Lanfonnet, en 2006 près d’un lac de montagne en Ubaye, à une date inconnue sur le pont du ferry Marseille – Bastia, et à une date inconnue sur le pont du ferry Rostock –Trelleborg
Célie m’a raconté que son père avait pris part au débarquement en Normandie. Nous allons donc visiter les sites historiques. J’ai choisi Honfleur, parce que je veux rester à l’écart des grands attroupements touristiques de Trouville et Deauville. Nous errons dans les faubourgs de Honfleur, et en fin de journée nous trouvons un endroit où la nature vient encore au contact de la mer. Nous déroulons nos sacs de couchage au coin d’un champ, et nous passons la soirée à regarder le trafic des cargos qui passent l’embouchure de la Seine vers les ports du Havre et de Rouen.
Mauvaise surprise au réveil : un homme jeune, armé d’un fusil de chasse et accompagné d’un chien, nous ordonne de déguerpir. Il prétend que nous avons endommagé ses cultures. Il défend son « pays » contre les envahisseurs, touristes et autres. Nous remballons nos affaires et nous partons sans argumenter.
C’est son champ, n’est-ce-pas ? J’aurais pu lui dire que Célie était la fille d’un héros du débarquement en Normandie, dans le genre : « Monsieur, vous ne savez pas à qui vous parlez… » Mais je doute que cela ait amélioré notre situation.
Nous étions attirés par le camping « sauvage », qui consistait pour nous à explorer un itinéraire, une vallée, un col, une cascade, le bord d’un lac, ou encore une ruine, et trouver l’endroit où nous pouvions le mieux planter notre tente ou installer notre bivouac. En général la campagne française n’offre plus ces possibilités. Le littoral (sentier du bord de mer) s’urbanise sous la pression des habitants « périurbains ». Seules les régions de montagne restent accueillantes pour les « sauvagistes ». C’est ce qui fait leur charme.
Je veux aussi montrer à Célie les neiges « éternelles » du Mont Blanc. C’est le plus haut sommet des Alpes, 4807 m d’altitude, et il y a des glaciers sur tous les côtés. Je pense que les vues seront les plus belles au lever du soleil, avant que les brumes du matin ne dégradent le trajet des rayons lumineux. J’ai repéré sur les cartes un sommet proche du lac d’Annecy qui doit permettre une observation optimale de ces montagnes : c’est le Lanfonnet. Pour y être au lever du soleil, la meilleure solution est de coucher sur place. Nous allons donc faire ce qu’on appelle un bivouac, c’est à dire dormir sous les étoiles.
Le premier problème du bivouac, c’est le poids du sac. Comment choisir les objets qui assureront un confort suffisant (un bon sac de couchage) et abandonner ceux dont la justification est futile (le super couteau suisse avec 25 lames). Je sais que, si je laisse entrer dans le sac tous les équipements et vêtements qui pourraient être utiles, le poids total peut être 200 % du poids du sac minimal, ce qui détruirait le plaisir de la randonnée. Pour des expéditions lointaines, j’avais coutume de peser chaque objet, et de lui demander : Est-ce que tu vaux vraiment xxx kg ? Cela peut s’appliquer aux chaussures : les chaussures modernes sont incroyablement plus légères que les chaussures en cuir. Cela vaut aussi pour le sac lui-même : bien des sacs à dos vides pèsent plus de 2 kg, sans nécessité.
Nos sacs sont donc trop lourds, et le chemin du Lanfonnet est trop raide. La nuit tombe déjà lorsque nous arrivons au col. Il faut trouver, vite, pour nos sacs de couchage, un emplacement qui soit bien plat, bien caché aux regards des passants, et avec toute la vue vers le Mont Blanc. Je choisis une petite plateforme, derrière des arbustes et assez loin du chemin. Le réchaud fait un bruit sympathique, et nous nous habillons pour dormir malgré le froid.
On souffle un peu sur le chemin du Lanfonnet 1977 |
Quelques heures après le coucher du soleil, toute la montagne est baignée par un clair de lune éblouissant, puis, quand la lune disparait au bord de l’horizon, surgissent les étoiles – d’abord une, puis deux, puis des millions d‘étoiles. Je me rappelle alors la stupéfaction des astronomes imaginés par Isaac Asimov dans « Nightfall », qui s’attendaient à voir seulement 3 ou 4 astres.
Notre équipement était lourd, certes, mais bien adapté. Nous avons dormi. Au réveil le Mont Blanc fait partie d’un paysage de carte postale. Je m’évertue à commenter les dernières transformations de ce paysage, mais ça lui est bien égal, elle est venue pour les étoiles, pas pour apprendre les hauteurs des sommets.
Are you sure that you want to sleep here? |
A deux sous la tente en Corse.
Des amis randonneurs nous avaient parlé de la Corse comme la dernière frontière sauvage en France. Les mots frontière et sauvage étaient restés plantés dans mon esprit, en attente d’une occasion. J’avais consulté la fameuse carte 1/25000, et j’en avais conclu qu’il existait un réseau de petits chemins, certes non balisés sur le terrain, mais tracés sur la carte à partir des repérages aériens. Est-ce que des randonneurs expérimentés ont vraiment besoin des balises blanche et rouge ? Est-ce que la carte ne suffit pas ?
A Pâques au matin nous sommes passagers du ferry Marseille Bastia qui longe la cote du Cap Corse, puis passagers de l’autorail qui va de Bastia à Calvi en traversant le désert des Agriates, et enfin nous marchons sur la route qui part de Calvi vers le Sud. Tout cela m’a l’air bien apprivoisé, n‘est-ce pas ?
Nous voici enfin sur le chemin, et quelque chose ne va plus. Nous n ‘avançons plus. Je ne te vois plus. Je t’entends mais je ne te vois plus. Je voudrais bien venir mais je ne peux pas !
Nous sommes chacun accrochés par des centaines d’épines, et plus nous bougeons, plus nous sommes accrochés. C’est le maquis qui nous retient prisonniers. Il semble que ces arbustes à épines ont une préférence vicieuse pour proliférer sur le chemin, ou ce qu’il en reste. Les animaux à peau dure comme les sangliers sont peu gênés par le maquis car les aiguilles ne les accrochent pas, par contre ceux à la peau tendre et fine, comme les humains sont une proie facile pour le maquis. Et les humains qui se fient à la carte au 1/25000 sont des proies particulièrement faciles, au vu de leur arrogance. En Corse, un chemin qui n’est pas régulièrement entretenu pour les humains a pour vocation évidente de se transformer en piège à randonneurs.
Dorénavant je serai plus prudent quant à la qualité des itinéraires que j’imagine en rêvant sur la carte. Nous avons donc choisi un nouvel itinéraire qui emprunte essentiellement un chemin entretenu par le Parc National Corse. C’est un itinéraire « en balcon » à mi-hauteur entre la montagne et la mer, qui devrait nous offrir des vues spectaculaires : la montagne se divise en promontoires qui plongent littéralement dans la mer. C’est une belle rencontre de la terre avec la mer. Oui mais cette rencontre de la terre avec la mer nous signale qu’il faut tenir compte aussi de l’élément gazeux : quel vent mauvais pousse vers nous tous ces nuages empilés ? Ne devrions-nous pas nous pas nous inquiéter de cette accumulation à notre horizon ouest ? En Corse, il ne pleut pas à partir du mois mai, dit le Guide Bleu, et nous ne sommes qu’en avril, nous pouvons donc être atteints par une vraie tempête.
Tempête sur la côte ouest | En séchant les chaussettes |
Le temps change brutalement. Les premières gouttes arrivent déjà, elles sont de plus en plus grosses, et si nous n’installons pas la tente très vite nous allons être trempés et rincés. Un seul endroit est laissé libre par le maquis : la plage, cinquante mètres plus bas. Nous courons ; nous sortons la tente du sac et l’installons face aux vagues. Gérer une tente sous la pluie, cela veut-dire contrôler les parcours de l’eau. Il y a le parcours théorique, où l’eau reste sagement sous le double-toit de la tente, et le non-mouillé reste à l’abri du mouillé, et puis tous les parcours parasites qui aboutissent là où il ne le faut pas, dégradant la séparation entre sec et pas sec. La défense de l’espace non mouillé et la fabrication de boissons chaudes nous occupent avec bonheur pendant les 36 heures qui suivent.
Ce confinement sous la pluie a été pour Célie et moi un test de notre relation. Je ne me suis pas ennuyé. Après ces 36 heures, nous avons toujours du plaisir à être ensemble, les jours et les nuits passent trop vite, et nous n’avons pas épuisé les sujets de conversations. On pourrait proposer ainsi un test de compatibilité sentimentale « camping sous la pluie ». Voulez-vous déterminer rapidement comment pourrait évoluer une relation avec une personne que vous connaissez imparfaitement ? Allez donc camper (à 2) sous la pluie. Si, après quelques jours, vous êtes un peu lassés de l’autre personne et si vous pouvez prédire ses réactions, si les jours et les nuits durent un peu trop longtemps, peut-être pourriez-vous faire un choix de compagne ou de compagnon qui serait plus stimulant. Mais si les jours et les nuits sont trop courts, même après ce confinement imposé, alors vous pouvez essayer de construire un projet commun.
Le beau temps revient et nous faisons sécher une par une nos possessions. Nous voulons monter au village d’Ota, qui se cache et s’étire au-dessus de la côte. En longeant une petite rivière, nous découvrons un pont génois, typique avec son dos d’âne très prononcé, un miracle de la maçonnerie mais pourquoi faut-il monter si haut pour traverser une rivière ? Le pont supporte un chemin qui semble aller de nulle part à nulle part, mais ça n’est pas possible, un chemin va toujours de quelque part à quelque part et ces quelque part sont plus importants que les régions traversées. En cherchant un peu nous découvrons que ces chemins mènent à des terrasses qui sont reliées par des escaliers qui vont à d’autres terrasses, d’autres chemins et d’autres ponts. Il y a la plus de vieilles pierres et d’escaliers que je n’en ai vus à Machu Pichu.
Agriculture verticale. Les pierres ont été tirées de la rivière et n’obéissent probablement pas à la règle de Delplanque. |
Arrivés au village d’Ota, Célie parle avec l’épicière et j’aborde quelques consommateurs. Ils nous disent : ces terrasses, autrefois, on les cultivait, maintenant on ne s’en sert plus que pour parquer les chèvres. En me documentant un peu, j’apprends que cette région où la montagne plonge dans la mer supportait autrefois une agriculture en terrasses, semblable à celle qui a subsisté en Italie dans les Cinque Terre. Mais quand la première guerre mondiale est survenue, on a pris tous les hommes jeunes pour faire la guerre et ces hommes sont morts ou bien ils ont pris des emplois dans la fonction publique et dans la police. Ils ne sont pas revenus entretenir leur terrain ni leurs murets. L’agriculture verticale intensive s’est écroulée parce qu’il n’y avait plus la main-d’œuvre capable de maintenir en état des cultures en terrasses.
Nous avons remarqué le dos d’âne très affirmé et le tablier très mince caractéristiques de la tradition génoise.
Pont génois entre Porto et Ota.
Couchés dans le foin au chalet d’alpage de Chanin
Célie et moi avons eu une autre occasion de coucher dans le foin, lors de notre visite à Chanin en 1998. C’est un chalet d’alpage, situé sur une crête en altitude, plus haut que les arbres (2200 m). Ce chalet comporte une étable semi-enterrée, une grange au-dessus de l’étable et une petite cuisine en façade. Il est bien placé pour un berger qui doit surveiller ses troupeaux (la vue est magnifique) mais très exposé au vent. Tout ce qu’on amène à Chanin est le résultat d’une dure bataille : presque toute la nourriture, tous les matériaux, tous les outils sont portés, l’eau est amenée par dérivation d’un ruisseau existant .
La ruine de Chanin
Le chalet de l’Alpage de Chanin a été détruit par une tempête d’automne il y a quelques années : On peut penser qu’un passant ou un chasseur aurait visité le chalet et n’aurait pas refermé la porte de la grange. Le vent se serait engouffré dans la grange et aurait soulevé le toit. En retombant de travers, le toit aurait cassé les murs, conduisant à la ruine du chalet.
Chanin, la ruine du chalet. Visiter www.chanin.net puis « histoire s’une reconstruction »
Mes cousins ont racheté cette ruine et l’ont reconstruite conforme à l’original. La première étape a été le rétablissement d’un chemin facilitant l’accès à Chanin. La seule concession faite à la modernité a été le recours à l’hélicoptère pour le transport des matériaux (une journée pour 32 rotations de l’hélicoptère). En effet, les mulets qui auraient été nécessaires n’existent plus.
Les photos ci-dessous montrent les étapes de la reconstruction de Chanin.
Les murs ont été reconstruits en utilisant les pierres d’origine à leurs places supposées.
Chanin, reconstruction de la charpente
Chanin : la cuisine reconstruite en utilisant les pierres d’origine
Chanin reconstruit, la grange. Merci de bien fermer la porte !
Désaccord dans le foin
Commentaire de Marc Pernot après le passage d’une tempête en 2023 :
« Je ne peux pas dire que le chalet passera encore un hiver, ou deux ou trois, les tempêtes sont terribles sur la crête à 2200m, mais il a quand même tenu 30 ans. Ce n’est pas nous qui avons vaincu la montagne, c’est la montagne qui a bien voulu laisser notre chalet ».
Unilever.
Je veux découvrir des paysages qui stimulent mon imagination comme elle l’avait été dans les Alpes. L’Ecosse semble attirante, par le mélange qu’elle fait de la terre avec la mer, par des vues par ses grands espaces non cultivés, par des dégradés de couleurs qui sont à l’opposé des contrastes méditerranéens, et par des vues qui s’étendent incroyablement loin. Le West Highland Way est une des plus belles randonnées que l’Ecosse puisse nous offrir.
Un autre but de ce voyage est pour moi de visiter Gordon Tiddy dans les labos de Unilever à PortSunlight près de Liverpool.
Par une combinaison improbable d’avions, de trains et de bus nous voici à Kyle of Loshalch, petit port sur la côte ouest. Dans nos gros sacs à dos nous avons mis la tente et tout le matériel de camping, et puis l’équipement contre la pluie, qui est fréquente dans ces régions et peut durer plusieurs jours. Je pense que nous sommes prêts pour toutes les circonstances
Sortis du port, nous suivons la trace qui remonte une longue pente herbeuse. Nous restons sur la trace, afin de ne pas déranger les milliers de petits insectes qui, d’après une rumeur, logent dans les tiges de cette herbe et seraient réveillés par nos pas. Nous arrivons à un replat. La vue est magnifique : n’est-ce pas un bon endroit pour passer la nuit ? Nous passons la soirée à faire le diner, installés dans nos sacs de couchage. Il est temps de dormir. Mais Célie ne peut pas dormir, parce qu’elle souffre de démangeaisons au cou et aux épaules. Je ne vois pas de prédateur dans la tente. Je vérifie que le filet anti-moustiques est bien fermé, il l’est. Célie insiste. Je prends la lampe torche et je la pointe vers l’entrée de la tente, là où il y a ce filet. Horreur ! Je vois des hordes de très petits insectes qui passent à travers les mailles du filet anti-moustiques, sans difficulté apparente. Il y en a partout. Nous nous cachons tant bien que mal dans nos sacs de couchage.
En parlant avec d’autres personnes, ils nous apprennent que nous avons été attaqués par des mitges, des mouches microscopiques qui rongent la peau des humains. Pendant notre diner, nous étions des cibles statiques idéales.
Nous quittons la côte ouest et prenons un bus pour la côte Est de l’Ecosse, où les vues sont moins spectaculaires mais où il y a peu de moustiques et aucun mitges.