15. Cancer du sein (2002)

Première bataille contre le cancer

En juillet 2002 j’ai des doutes sur la santé de Célie. Elle a 52 ans, c’est l’âge auquel on découvre fréquemment des cancers du sein. Elle a bénéficié l’année précédente d’une mammographie qui n’a rien montré de suspect, mais c’est mieux de vérifier et je lui conseille de faire une nouvelle mammographie.

Cette fois, le radiologue voit des choses suspectes. La gynécologue prescrit d’autres examens et on fait une biopsie à l’Institut Curie.

Verdict : il s’agit d’un un cancer, de type stellaire plutôt que lobulaire (plusieurs petites étoiles plutôt qu’un gros nodule). Je suppose que c’est pour cette raison qu’on ne l’a pas détecté plus tôt. Nous pensons à Elaine Glickman, amie de Célie en Californie, qui a été emportée par un cancer du sein en quelques mois. Nous choisissons un chirurgien et prenons RV pour l’opération au début septembre 2002.

Pour les vacances, j’emmène Célie au Venezuela où je suis invité dans une école d’été pour faire des cours sur les émulsions. Cette école a lieu dans un village situé sur la côte Nord du Venezuela. C’est un endroit accessible uniquement par une route de montagne ou par bateau. Il a initialement été peuplé par des esclaves fugitifs, puis la partie haute du village est devenue une colonie allemande. On y fait pousser des caféiers à l’ombre des bananiers et on y fabrique un chocolat très primitif. On y pêche des poissons plats qui ressemblent à nos carrelets et qui sont appelés « dorado » (sans rapport avec nos daurades). 

Célie achète des cartes postales et elle écrit quelques mots au dos de chacune. Le vendeur de petits objets reste évasif sur ce qu’il convient de faire à ce stade. Acheter des timbres-poste ? Il n’en a pas. Un bureau de poste ? Il n’y en a pas non plus dans cette partie du village. Il subsiste un bâtiment avec l’emblème de La Poste mais il est occupé par une autre activité. Des gens tout à fait respectables, rencontrés sur la place, suggèrent que ce qui tient lieu de  bureau de poste serait dans la partie haute (germanique) du village. Célie marche courageusement jusqu’à l’épicerie où elle comprend que s’il y a un bureau de poste à l’adresse indiquée, il n’est pas ouvert tous les jours et certainement pas aujourd’hui. 

Célie tient à envoyer ces cartes postales et de retour au village elle va consulter mes collègues vénézuéliens pour éclaircir cette histoire de Poste. Ils nous confirment ce que nous avions deviné : il n’existe plus aucun service postal dans toute cette région. Les gens utilisent Internet pour les affaires professionnelles et le téléphone pour les affaires personnelles. Nous comprenons que seule la Suisse peut se permettre financièrement d’envoyer ses bus jaunes de la Poste dans les endroits les plus reculés de ses montagnes. Nous avons plus de difficulté à comprendre le pourquoi des réponses évidemment fausses à nos questions sur l’existence d’un bureau de poste.» Les personnes interrogées auraient simplement pu nous dire la vérité. Mais cette réponse négative leur aurait semblé malpolie, de sorte qu’ils ont préféré inventer des réponses qui nous fassent plaisir sur le moment.

En creusant encore un peu, on comprend qu’ici, demander un renseignement n’est pas une chose simple et anodine comme à Paris. C’est entrer vraiment en relation avec la ou les personnes questionnées et cela s’accompagne de considérations sur qui nous sommes, ce qui nous amène ici, dans quel but et par quelle route. Ton, durée, objet, crédibilité de la réponse sont des éléments qui importent à nos interlocuteurs, qui ne veulent pas passer pour impolis.

Dès notre retour, Célie est opérée à l’Institut Curie. En étudiant le compte-rendu de l’opération, nous apprenons que le chirurgien a enlevé la tumeur et deux ganglions en plus du ganglion sentinelle. Ils étaient sous son bras dans le circuit de la lymphe et en contact direct avec le tissu tumoral et retenaient les cellules tumorales, qui auraient s’accumuler puis migrer et proliférer hors de la tumeur. 

En enlevant ces deux ganglions supplémentaires, il a rattrapé des cellules tumorales échappées, mais a endommagé le circuit de la lymphe dans le bras, qui va moins bien, gonfle et résiste moins aux infections. 

Célie trouve une kinésithérapeute qui pratique le drainage lymphatique et arrive à combattre le grossissement de son bras. 

Ensuite, l’Institut Curie met en route les traitements complémentaires de la chirurgie : radiothérapie, chimiothérapie et hormonothérapie. Aucun de ces traitements n’est efficace à 100 %. Les oncologues nous disent que l’hormonothérapie joue un rôle capital dans le contrôle de la prolifération des cellules tumorales. Célie essaie cette méthode mais elle souffre d’effets indésirables très importants. 

Après deux années, elle refuse de continuer l’hormonothérapie, malgré les exhortations répétées des oncologues de l‘Institut Curie. 

Pour le suivi médical de son cancer elle s’adresse au chef du service d’oncologie de l’hôpital Saint-Antoine, spécialiste des cancers du tube digestif.  Il lui propose de compenser l’arrêt de l’hormonothérapie par une meilleure surveillance médicale. 

Je ne suis pas convaincu et je dis à Célie que la surveillance médicale ne peut pas rattraper les cellules tumorales qui s’échappent. Ce que l’on peut faire, c’est bloquer les récepteurs hormonaux qui contrôlent efficacement la prolifération de ces cellules. 

Je conçois un tableau des probabilités de récidive où l’on peut voir l’effet de l’hormonothérapie à plus long terme et je le montre à Célie pour la convaincre. Rien n’y fait, je ne suis pas crédible face à un professeur d’oncologie. Elle fait transférer son dossier médical de l’Institut Curie au service d’oncologie de l’hôpital Saint- Antoine.

Le chef de service va jusqu’à lui dire : « Madame, vous êtes guérie ». Elle est donc considérée comme sortie d’affaire mais nécessitant une surveillance médicale renforcée.

Le cancer deuxième bataille         

En effet, pendant neuf ans tout va bien, le marqueur CA15-3 qui mesure l’activité des cellules tumorales dans le sang reste à des niveaux très bas (< 20). 

Mais en 2013, neuf ans après la fin des traitements, Célie subit une perte d’audition de l’oreille droite. Elle consulte un médecin ORL qui diagnostique une infection et prescrit un antibiotique. 

Mon frère Jean, qui est alors chef du service de Médecine Interne de l’hôpital Saint Antoine, n’y croit pas. Il est intrigué par la latéralisation de la perte d’audition, qui pourrait signaler la présence d’une tumeur. 

J’envoie Célie consulter mon ORL, qui prescrit un examen par scanner. Le scanner montre des tumeurs partout dans les os. La perte d’audition est causée par des tumeurs dans le rocher (un os à la base du crâne). 

Nous consultons des médecins dans six centres ou services différents (Curie, Saint Antoine, la Pitié-Salpêtrière, Hartman, Saint-Louis et le centre anticancéreux Diana Farber à Boston). Une biopsie faite à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière dans les os du bassin montre que cellules tumorales de ce deuxième cancer métastatique sont d’un type identique à celles du cancer original. C’est bien le même cancer qui a redémarré neuf ans après les premiers traitements. 

Les radiologues obtiennent des images des tumeurs en utilisant les meilleurs instruments d’imagerie par résonance magnétique nucléaire et par cette méthode, nous mesurons l’activité des principales tumeurs. 

Cette course des médecins et de Célie contre le cancer prend fin quand les anti-cancéreux proposés et essayés n’arrivent plus à confiner les tumeurs dans les os.

Le temps de survie moyen pour ce type de cancer métastatique est estimé à moins de cinq ans. 

Pourtant nous allons vivre ensemble, Célie et moi, encore huit très belles années, grâce au dévouement des médecins, des infirmières et du personnel médical. 

Pendant près de deux ans, l’hormonothérapie suffit pour bloquer la prolifération des cellules cancéreuses, qui restent confinées dans les os. 

Ensuite le marqueur CA15-3 remonte, comme on l’attend, et la prolifération repart. L’oncologue nous propose alors un autre anti-cancéreux, avec moins d’effets secondaires pour la meilleure efficacité possible. 

Cette période de compromis entre efficacité et effets secondaires dure huit années. Elle se conclut par la victoire du cancer lorsque la réserve de systèmes anti-cancéreux efficaces s’est épuisée. 

J’ai conservé longtemps la lettre que j’avais écrite aux oncologues pour les convaincre de changer une fois de plus d’anti-cancéreux. Leur réponse (non écrite) avait été que les effets secondaires seraient trop forts.

15 février 2022

Arslane, Guillaume et moi sommes avertis par le service hospitalier que Célie ne tiendrait plus longtemps. 

Immédiatement, je prends un taxi avec Arslane ; Guillaume prend le premier avion.

N’ayant pas de douleur, l’interne a arrêté la morphine, qui ne faisait que l’abrutir. 

Une heure avant de s’éteindre, elle dit : « Tout va bien ». Cela résume bien sa force de caractère. 

Mais elle n’a pas touché à son déjeuner lorsque nous arrivons.

Je lui tiens la main et le bras gauche. 

Elle, elle attend Guillaume. 

Lorsqu’il entre dans la chambre, lançant un « Hey, Mom ! », elle se relâche. Un instant après, elle n’est plus consciente. 

Je me console en songeant qu’elle a eu la mort qu’elle voulait, entourée des personnes qu’elle voulait. Arslane, Guillaume et moi étions à son chevet. 

Célie aurait peut-être souhaité que sa fille soit là aussi, je l’ignore. Alice est restée au fin fond de la Californie, partagée dans son désir de venir. 

Mais elle est venue pour la fête que nous avons organisée quelques semaines après son enterrement au Père Lachaise.