05. Bernard et Célie, la rencontre qui fait des étincelles.

1972 : le choc de la rencontre – Ne mangez pas seul-

En Californie, à l’automne 1972, je suis chercheur post-doctoral, parce que j’ai déjà fait ma thèse en France. Je loge dans une résidence universitaire où les filles habitent les étages pairs et les garçons les étages impairs. C’est pratique et confortable, on est nourris matin, midi et soir, et au sous-sol il y a toutes les machines à laver le linge. Mais je suis bloqué dans les interactions garçon-fille parce que je ne connais pas les codes ni les coutumes. Je ne connais que les codes que j’ai appris en famille, et ces codes se résument à une règle universelle : garçon + fille = danger !

Pour sortir de mon isolement il faut que je rejoigne un sous-groupe d’intérêt particulier. Je rejoins le ski club de UCLA, le Sierra club et le Wasatch Mountain club. Quelques semaines plus tard, je suis invité à prendre part à une compétition de ski inter-écoles. L’invitation vient de Gail, une bonne skieuse du ski club de UCLA. Pour monter au stade de neige, j’ai une place dans une voiture conduite par Gail et par une amie de Gail. Gail, son amie et moi passons la nuit dans la voiture garée sur un parking du stade de neige. Comme il fait très froid dehors, nous enfilons tous nos vêtements chauds pour la nuit, et ça n’a rien de romantique. Le matin je suis disqualifié au slalom géant parce que je n’ai pas compris les règles. L’après-midi j’ai le 5ème temps en slalom, ce qui n’est pas glorieux. Mon plan était d’impressionner les skieuses américaines par mes performances en ski, et voilà, elles ne sont pas impressionnées au point de tomber dans mes bras. Après trois semaines d’introspection silencieuse je téléphone à Gail, je la prie de m’excuser pour mes mauvaises humeurs pendant le WE et pour mes médiocres performances en ski et j’en reste là au lieu de construire un autre plan.

Ce soir-là, je suis en train de manger paisiblement, à la table où je mange habituellement, dans la salle à manger. Soudainement, ELLE vient se planter là, debout au coin de la table, et elle s’adresse à moi en Français : « Je veux te dire que tu es très malpoli. » Et puis ELLE continue en Anglais : : « Je t’ai bien regardé : je te vois toujours assis seul à une table. » Alors je suis pris par la surprise : Elle parle de moi, à moi ? En tout cas elle parle assez fort pour que tout le monde l’entende. 

ELLE s’appelle Célie. Je ne la connais pas. Après quatre mois passés dans cette résidence, je ne connais que quelques étudiantes par leurs noms. J’espère sans le dire qu’une de ces étudiantes m’enverra une invitation, mais ces espoirs n’aboutissent pas. Et je suis trop timide pour lancer une invitation à une jeune fille. Après 4 mois passés dans cette résidence, je mange toujours seul.

Elle continue à me parler, en anglais. Après avoir entendu quelques explications sur les coutumes des bonnes relations entre étudiants, j’honore le risque qu’elle a pris en s’adressant à moi publiquement, je bredouille quelques mots avec le sourire et je ramène mon plateau-repas depuis le bout de la table, où il n’y a personne, vers son centre, où il reste une place libre. Je constate que ce déplacement n’est pas difficile à faire et ne fait de tort à personne.  Je comprends que je me suis fait une armure qui ne sert à rien en Californie. En quelques mots elle a fait éclater cette armure.

Quelques jours plus tard, c’est samedi soir, et, dans le groupe informel qui s’assemble pour discuter quoi faire un samedi soir, certains ont accès à une voiture.  Avec une voiture, on peut aller à la plage. Je monte dans une voiture avec un Mexicain, une sud-américaine et Célie. Je ne sais plus qui conduit, le mexicain ou la sud-américaine.

La plage, c’est un des seuls endroits où on peut se regarder dans les yeux sans que d’autres vous regardent aussi dans les yeux. Célie et moi nous embrassons tendrement mais sans fougue. Nous parlons d’elle, de moi, de nous. Nous rentrons quand le froid nous saisit.

Dans les mois suivants j’essaye de comprendre les coutumes des relations entre personnes de sexes opposés, en Californie. J’utilise une petite tente qui m’avait déjà servi et j’achète deux sacs de couchage. Célie et moi prenons part à des sorties organisées par le Sierra Club dans les montagnes proches de Los Angeles. J’ai le souvenir d’un soir où tout le groupe couche dehors, chacun dans son sac de couchage. Nous sommes dispersés le long d’un chemin qui gravit un petit promontoire ; nous voyons la plaine éclairée par la lumière du soir. Le vent souffle à travers les arbres isolés et produit une mélodie unique en son genre. En cheminant à découvert, Célie est ravie par ce vent ; elle me dit : « This is where you belong » Je traduis : « C’est ton monde, n’est-ce pas ? »  Par les mots « you belong » elle accepte mon appartenance au monde des montagnes, et inversement je comprends que je peux me confier à elle dans notre relation.

La première fois que je suis entré dans la chambre universitaire de Célie, en 1972, il y avait une accumulation de livres et de bazar jusqu’à 20 centimètres de hauteur par pile.

Nous avons conservé pendant quelques années l’anglais comme langue véhiculaire et le français comme langue privée. J’ai retrouvé une note manuscrite qu’elle avait écrite en français à ma demande pour m’inviter à partager son sommeil.

 Célie et moi quittons la résidence où nous nous sommes rencontrés, qui est devenue trop onéreuse : elle prend une place à « Twin Pines », une grande maison gérée par une association d’étudiantes et j’entre dans une coopérative d’étudiants. Je partage une chambre avec un étudiant afro-américain qui est une force de la nature. Il boite et utilise une canne pour marcher parce qu’il a déchiré des ligaments dans sa cheville et ne peut pas payer une intervention chirurgicale. Il a une amie. Je suis curieux d’entendre différentes personnes parler des relations dans un couple, et il est assez différent de moi. Il me dit : « The main danger for a couple is taking each other for granted.» Je traduis : Le principal danger pour un couple, c’est quand on considère l’autre personne comme acquis(e).

Une autre fois, Célie et moi sommes tendrement enlacés sur un banc dans un parc près de là où habitent ses parents. Il est tôt le matin, le parc semble désert, on n’entend que le petit ruisseau qui passe derrière le banc. Soudain débouche sur l’allée un grand afro-américain qui fait son jogging matinal. Il nous voit, nous lui disons bonjour, il s’arrête à 4 m de nous, voit notre posture et il s’exclame : « Ah, c’est comme cela que ça commence ! Par des bisous et des mamours. Et vous n’avez aucune idée ce qui va vous arriver ! Moi, par exemple, » et il nous fait un résumé de sa vie amoureuse et affective.

 Je ne me rappelle pas le contenu de ce résumé, mais ça n’est pas grave, il l’a certainement raconté à d’autres personnes. Il reprend son souffle, nous lui souhaitons une bonne fin de jogging et il repart dans sa course, aussi soudainement qu’il était arrivé. En Californie, en 1973, on peut parler de choses personnelles à des gens qu’on ne connaît pas personnellement.

Eté 1972 

Présentation de Célie à mes amis en France

Quand je propose à Célie de faire un tour de France de mes amis pendant l’été 1972, son père met son passeport au coffre de sa banque et exige de recevoir une lettre d’invitation pour Célie signée par mes parents. A l’époque on écrivait des lettres manuscrites sur du papier spécialement fin et on payait selon le poids de la lettre avec un supplément pour qu’elle voyage par avion. Une lettre envoyée de France à une destination en Californie arrivait dix jours après. Mes parents ont écrit cette lettre, bien sûr. Célie et moi avons pu faire le « tour de France » de mes amis. Lors de ces visites amicales, nous avons eu l’occasion de coucher dans le foin de la grange de Pierre, un compagnon de chasse de mon ami Jean Charvolin. Cette aventure reste un de mes meilleurs souvenirs que je vous raconte ici.

Episode de la Coche en Chartreuse ou comment coucher dans le foin.

Une visite est prévue chez mon collègue Jean Charvolin, originaire de Chartreuse près de Chambéry. Nous arrivons par le train en fin d’après-midi, Jean nous attend avec la voiture. Nous sortons vite de la ville pour emprunter la route sinueuse du col du Granier. Le col passé, nous entrons dans la vallée des Entremonts où la forêt fait place à des prairies dans lesquelles paissent calmement quelques vaches tarines.

Ellia, la mère de Jean, nous accueille. Surmontant ses inquiétudes quant aux habitudes alimentaires d’une jeune américaine, elle a choisi de ne préparer que des plats locaux – salade du jardin, crozets ou gratin ou champignons, diots et tomme. Célie apprécie très sincèrement et Ellia se détend.

Vin de Savoie aidant, Célie se lance avec enthousiasme dans la description de son projet d’école privée dans Paris- bilinguisme et pédagogie alternative. Elle suit avec attention puis s’assombrit soudain. Je crains qu’elle perçoive le projet comme une remise en cause de l’école laïque et républicaine. Son sang de hussarde noire de la IIIième République ne devrait alors faire qu’un tour et cela ne manque pas. Ellia interrompt sèchement Célie en demandant ce qu’il advient des enfants d’artisans et commerçants tels que ceux qu’elle avait pour élèves dans son école communale du treizième arrondissement à Paris.

L’élan de Célie est brisé et un lourd silence se fait. Charles, le père de Jean, qui n’avait rien dit jusqu’ici, relance la conversation en changeant de sujet. Il s’adresse à moi pour comparer nos expériences de ski de montagne, il évoque son passé d’Eclaireur-Skieur en Oisans.

 Cette diversion est une perche tendue à sa femme, qui s’en empare pour évoquer comment les congés payés les ont aidés, eux et leurs amis, tous avides de liberté et d’espaces vierges, à découvrir la haute montagne dès l’avant-guerre.

Sauvés par la montagne, qui devient le sujet principal d’une conversation sans risque, pour notre plus grand soulagement.

J’avais demandé à Jean s’il pouvait nous trouver un moyen de coucher dans le foin d’une grange de son village car je voulais faire connaître cette expérience à Célie.

Une grange avec un tas de foin, c’est un gîte sympathique par les odeurs dégagées par les bottes d’herbe pas tout à fait sèche, mais c’est aussi un entassement de matériaux combustibles, et le risque est grand qu’un fumeur insouciant de ses mégots déclenche un incendie que personne, paysans ou pompiers, ne pourrait arrêter. Un paysan de nos montagnes ne laisse pas n’importe qui dormir dans sa grange. Une prudence élémentaire lui conseille de s’assurer du sérieux des visiteurs occasionnels.

Jean s’était adressé à Pierre, un paysan avec qui il avait l’habitude d’aller à la chasse au chevreuil. Celui-ci était d’accord pour nous prêter sa grange.

Nous sommes donc invités à prendre le pousse-café chez Pierre et sa femme, après le souper car nous sommes, certes, introduits par une bonne relation (Jean), mais ils préfèrent vérifier que les visiteurs sont vraiment dignes de confiance et réellement non-fumeurs.

Le pousse-café, cela sous-entend de goûter une liqueur que Pierre confectionne en cueillant des plantes en montagne. Il récolte de la vulnéraire, un petit millepertuis hérité des chartreux qui donne en liqueur un surprenant arôme rappelant les noix ou les noisettes. Chacun a sa recette pour obtenir un taux d’alcool le plus élevé possible, et les alcools de montagne sont tous au-delà des teneurs en alcool qu’on atteint par simple distillation.

Nous voilà réunis autour de la table de la cuisine. Jean fait les présentations, il explique que je suis un montagnard aguerri, que nous avons gravi ensemble le Mont Blanc à skis et que Célie est ma compagne.

Pierre sert la liqueur de vulnéraire dans des petits verres destinés à cet usage et chacun apprécie les arômes véhiculés par l’alcool, sauf Célie, qui ne boit pas. C’est pour elle comme si on lui proposait de boire du marc presque pur.

Je prends sa défense en expliquant qu’elle arrive de Californie et que là-bas on ne boit que des liqueurs dont la teneur en alcool est contrôlée, mais Pierre ne comprend pas qu’on puisse diluer sa liqueur et tous les regards se tournent vers elle, dont le verre reste désespérément plein. Finalement la femme de Pierre trouve une issue : elle verse un peu de liqueur sur un sucre et Célie en croque un morceau, montrant ainsi qu’elle comprend la différence entre substance (la liqueur dans le marc) et essence (les molécules de Vulnéraire). Pierre comprend que nous faisons confiance à sa distillation, il nous fait confiance en nous laissant sa grange.

Nous quittons la cuisine pour nous rendre à la grange, où nous sortons nos lampes de poche et où nous déroulons nos sacs de couchage. Les effluves produits par la fermentation du foin submergent notre odorat et nous partons dans un sommeil profond, qui doit autant à la générosité de Pierre qu’à l’astuce de sa femme et à la fatigue accumulée pendant ces journées en montagne.

C’est, pour Célie, la première expérience d’un autre mode de vie. Au matin, elle nous assure avoir merveilleusement dormi, accompagnée par l’agitation des vaches dans l’étable sous le solan. Le charvan, sorte de lutin habituellement friand de mauvais tours pendant la nuit, aurait-il donc pris sur lui de respecter le sommeil de l’étrangère ?

      Les jours suivants nous randonnons à travers les plateaux de Chartreuse, Célie, moi, Jean et son fils Thomas. Deux moments marquent ces randonnées, dont nous établissons les itinéraires, hors des sentiers balisés.

      L’été est très chaud et très sec, Célie a vite très soif, mais nos réserves d’eau du premier jour sont vite épuisées. Nous comptions sur les sources de l’Aulp du Seuil et du vallon de Pratcel mais elles ne donnent plus. Célie continue sans plainte ni mot dur, mais, quand Jean annonce avoir trouvé un peu de vieille neige au fond d’un trou du Lapiaz, elle exulte et il a l’impression, un bref instant, d’être le Moïse du désert de Chartreuse.

     Le second jour Célie est séduite par le poil frisé coulant entre les cornes d’une grosse bête en l’alpage sur l’Alpette, elle veut faire ami-ami avec elle, hélas ce n’est pas une douce génisse mais un jeune taureau qui, grattant le sol de ses sabots et soufflant par ses naseaux, lui signifie qu’un alpage n’est pas un parc d’attraction. Célie est toute décontenancée par le refus de l’animal et nous, bien désemparés. Quand la bête, enfin satisfaite de nous voir évacuer le terrain, se décide à détourner ses cornes pour rejoindre ses copines, nous éprouvons un soulagement extrême.

Sources taries et taureau ombrageux, nous éprouvons les quelques angoisses qui  enrichissent les meilleurs souvenirs !

Célie et Bernard en Chartreuse.

1973 : le mariage

Nous nous marions dans un parc, Will Rogers State Park, à Pacific Palissades. Mes parents sont venus de France en Californie pour cet événement. Des amis de Célie ont joué de la musique baroque en introduction. Un juge, ami du père de Célie, a tenu le rôle officiel. Célie et moi avons proclamé nos engagements, que nous avions chacun écrits et réécrits quelques semaines auparavant. Les festivités se sont déroulées dans le Sunset Recreation Center de UCLA.