04. Bernard avant Célie, un aventurier des montagnes.

1/. Mon rapport à la haute montagne.

Pourquoi aller en montagne plutôt que sur une plage de rêve ? Les bienfaits de la haute montagne

En réponse à la question « Pourquoi allez-vous dans les montagnes ? », Lionel Terray, qui fut un des meilleurs alpinistes français et auteur du livre Les conquérants de l’inutile répond « parce qu’elles sont là. »

La sagesse populaire nous dit que « les gens heureux n’ont pas d’histoire », comme s’il n’y avait que deux voies possibles : la vie heureuse, mais banale ou le destin hors norme mais tragique. Pourtant, les alpinistes, qui ont chacun leur histoire personnelle qui s’inscrit dans une histoire collective. Peuvent-ils avoir un destin qui ne soit ni tragique ni banal ?  Peuvent-ils être heureux malgré tout ? Quelles sont leurs motivations ? Ces motivations sont-elles suffisantes pour passer du monde de l’utile, plutôt plat, au monde de l’inutile, où la norme est la verticale ?

Dans les pages qui suivent, je tente de décomposer tout ce qui se cache dans la réponse de Lionel Terray. Quand et comment les habitants des régions industrielles ont-ils commencé à regarder les montagnes comme quelque chose ayant une valeur en soi et pas seulement comme un obstacle entre Paris et Turin ?

Première motivation : le jeu. Poussés par l’ennui, ce sont des Anglais qui, au 19ème siècle, découvrent que la haute montagne est un terrain de jeu fantastique. Le proverbe nous le rappelle : « Toute la créativité humaine est le fruit de l’ennui ou de la nécessité ». Suivant l’exemple des Anglais et de leurs guides savoyards, les autres européens s’y sont mis à leur tour. Par la pratique de l’alpinisme, la haute montagne est devenue un parc où les pratiquants peuvent stimuler leurs corps tout en exerçant leur intuition et leur jugement sur l’itinéraire choisi. C’est un jeu dur, dangereux, mais qui donne des plaisirs et des joies à la mesure de l’engagement. Ces plaisirs sont renforcés par la sauvagerie de l’environnement. Pour certains, dont je fais partie, l’attrait de ce jeu est irrésistible. C’est un peu comme la chasse pour un chasseur ou la pêche pour un pêcheur.

Deuxième motivation, issue de celle du jeu : la compétition. La haute montagne pousse à trouver et à repousser ses propres limites et à aller se confronter aux autres alpinistes comme pour chercher qui sera le mâle dominant de la tribu.

De mon temps, on rencontrait beaucoup moins de femmes que d’hommes pratiquant l’alpinisme, alors qu’il y avait inversement beaucoup plus de randonneuses que de randonneurs.  Je ne sais pas à quoi cela tient. Peut-être la prise de risque est-elle inconciliable avec les idéaux féminins. Ou bien c’est notre société qui décourage les femmes de quitter les domaines de la civilisation et de la domesticité.

La troisième est la recherche de notoriété. Mais c’est trop tard pour cela car tous les sommets supérieurs à 8 000 m d’altitude ont été gravis ainsi que les principaux pics. Il ne reste que quelques pics des massifs restés inexplorés dans les Alpes de Stauning au Groenland et quelques autres autour du glacier de Baltoro en Himalaya. Et qui se rappelle les noms des « vainqueurs » de telle ou telle montagne ?

Une autre raison de pratiquer l’alpinisme est le sentiment qu’on y trouve de sa propre existence, soit le niveau zéro de la compétition avec soi-même. En revenant d’une sortie en montagne, je peux me dire « j’ai rêvé de ce sommet, j’ai lu la description des itinéraires, j’ai surmonté les difficultés et je l’ai gravi, donc j’existe ». Je sais ce que j’ai fait aujourd’hui et je peux en parler.

On trouve par exemple, en haut de certains sommets, une boîte métallique contenant un livre d’or et un crayon. Ces livres d’or n’ont aucune autre fonction que de rassurer les vainqueurs successifs de cette montagne sur leur existence. Ils peuvent y inscrire leur nom, la date et les conditions de leur ascension.

Certains existent mieux s’ils ont gravi une montagne connue de tous, porteuse d’une histoire, comme le Cervin, plutôt que l’aiguille de Chambeyron, connue seulement des personnes qui aiment l’Ubaye. D’autres préféreront l’ambiance sauvage qu’ils ne trouveront que dans des montagnes peu accessibles. C’est mon cas et je l’ai mis en pratique lors de plusieurs aventures qui me sont restées en mémoire et que je compte ici. 

On peut enfin pratiquer la haute montagne en touriste. La motivation est alors à l’opposé du défi physique. Elle est davantage d’ordre esthétique. Il s’agit d’apprécier la luminosité, les paysages, les couleurs et les formes, qui n’ont pas d’équivalent ailleurs. 

On ne peut pourtant pas dire que les faces Nord de l’Eiger, des Grandes Jorasses ou du Cervin soient belles d’après ce critère. Quant aux images du Chomo Lungma (Everest) ou du Denali (Mac Kinley), elles ne font pas apparaître de caractéristique évidente permettant de déclarer que ces montagnes sont belles. Je dirais même que la spécificité des paysages réside en leur simplicité. 

Pour ma part, je n’apprécie la beauté d’une montagne que par cette tendance que l’on a tous à trouver belles les choses désirées.

On touche à des questions auxquelles il est difficile de trouver une réponse universelle. Quelles sont les caractéristiques qui font que nous trouvons un certain paysage beau ? Pourrait-on définir et mesurer ces caractéristiques par un programme d’intelligence artificielle ?

Paradoxalement, le sommet, pour lequel on a déployé tant d’efforts, est généralement le point le moins intéressant. On s’y ennuie car il manque une tension, celle de savoir si on va pouvoir passer le prochain passage. C’est comme si le but apparent était atteint.

Les risques et dangers de la haute montagne 

Chaque erreur peut être fatale

      En montagne aucune décision n’est légère car les accidents sont souvent fatals. Tout ce qu’on peut faire est préventif, pas curatif.

       Il y a des dangers objectifs, indépendants de l’alpiniste.  De l’ordre de 5%, ce sont les chutes de pierres et de blocs de glace (séracs), qui sont devenues plus fréquentes à cause du réchauffement climatique.

Les 95% restants sont des dangers subjectifs, associés aux actions de l’alpiniste : chute par perte du contact à la paroi, avalanches déclenchées par le passage des skieurs, chutes dans des crevasses, fatigue ou épuisement aggravés par les effets du froid et du vent.

Le goût du risque est propre à beaucoup d’alpinistes.

Tous ces dangers sont bien réels. Une statistique des accidents en montagne entre 2010 et 2020 compte 50 décès par an en moyenne pour la randonnée pédestre, 35 pour l’alpinisme, 18 pour la randonnée à skis ou en raquettes.

Ces chiffres sont évidemment à diviser par la fréquentation. Il y a bien plus de randonneurs pédestres que d’alpinistes et bien plus de skieurs sur pistes que de randonneurs à skis.

Mais malgré les améliorations très importantes de l’équipement des alpinistes et des skieurs, la fréquence de chaque type d’accidents ne diminue pas. Ainsi, l’étude des décès par avalanche montre que les skieurs sont mieux équipés pour détecter des personnes ensevelies et qu’ils les retrouvent plus souvent par eux-mêmes. Pourtant le nombre de décès par avalanche ne diminue pas : la prise de risque est plus fréquente, compensant les effets de l’amélioration du matériel. On se dit sans doute « Mon matériel est meilleur, je peux prendre plus de risques ». 

On fait maintenant des airbags portés sur les épaules qui maintiennent les skieurs à la surface de l’avalanche. Mais les skieurs équipés de ces airbags seront tentés d’ignorer l’instabilité des pentes qu’ils traversent…

Des évolutions spectaculaires ont transformé les vêtements des alpinistes. Mes oncles partaient en haute montagne avec des vestes de tweed et des chaussures en cuir. Depuis, on a énormément gagné sur le poids et sur l’isolation thermique des chaussures et des vêtements. Les grimpeurs peuvent camper accrochés sur une paroi quasiment verticale.

Les techniques de progression ne sont plus les mêmes. On n’imagine plus les guides taillant des marches dans la glace pour leurs clients. Les uns comme les autres ont des piolets raccourcis qui s’ancrent dans la glace quand on tire dessus.

On joue toujours le jeu de la haute montagne, celui du risque, mais on le fait avec un bien meilleur équipement.

Il faudrait analyser la prise de risque pour progresser

      Si on veut arriver à réduire cette prise de risque, il faut s’y intéresser.  Elle est le produit de trois facteurs.

Le premier facteur est lié à notre éveil dans la montagne. Cette pente est-elle propice aux avalanches ? Ce glacier pourrait-il contenir quelques crevasses ? Ces corniches sont-elles susceptibles de s’écrouler ?

Cette prise de conscience dépend de l’attention que nous portons à ce qui est autour de nous (amis rêveurs, réveillez-vous !)

      Le second facteur comprend les mesures qu’on peut prendre pour réduire le risque. En montagne, mettre le casque, s’encorder, surveiller constamment la corde et le compagnon de cordée. Sur la neige, aller assez vite pour passer avant que le soleil ait ramolli la neige.

       Le troisième facteur est le processus de décision. Pour démêler ce processus complexe il faut faire un peu de psychologie et apprendre à se connaître. J’y reviendrai.

2/. Jeunesse en montagne.

J’ai voulu raconter mes souvenirs de montagne comme le journal d’une activité entièrement consacrée à l’inutile mais aussi comme autant de « bons » souvenirs, des aventures intenses et heureuses dont je veux garder la trace.

1956, ascension avec mon père (Dieu dans les pierriers)           

      Cet été de 1956, nous passons les vacances en famille. Gérard, mon père, Marie, ma mère, et leurs quatre garçons : moi qui suis l’aîné, François, Jean et Robert. Mes parents ont choisi le village montagnard d’Évolène, en Suisse.

      Mon père m’emmène faire l’ascension du pic d’Artzinol, un sommet de 3000 m d’altitude, accessible depuis Évolène. Je n’ai que 11 ans. Je n’ai pas de souvenir de l’ascension ni du sommet. Sur le trajet du retour mon père doit trouver un cheminement pour traverser un pierrier c’est-à-dire un entassement de cailloux de toutes les formes et de toutes tailles, en positions instables et aptes à rouler sous nos pas. La traversée de ce pierrier se révèle moins problématique que ne le suggérait son aspect formidable.

A la fin de cette traversée, mon père me dit : « Bernard, nous allons remercier Dieu de nous avoir laissé traverser ce pierrier » et il fait une prière silencieuse. Je suis surpris, n’étant pas préparé à cette irruption du divin. Je connaissais mon père rationaliste. Avec lui, le monde est le plus souvent explicable par la raison.

Mais je découvre lors de cette excursion que pour un petit pierrier, il fait confiance à la raison et au calcul, pour un pierrier de taille moyenne, il fait confiance à son épouse et pour un très grand pierrier on fait confiance à Dieu !

Un problème intéressant : comment trouver le positionnement initial des pierres d’un chalet détruit ?

Les empilements de cailloux me rappellent la règle qui permet de reconstruire un mur en pierres sèches, c’est à dire sans liant entre les pierres, à partir d’un tas de pierres. Si les pierres proviennent d’une avalanche ou du lit d’une rivière, elles ont roulé les unes sur les autres, ce qui leur a donné une forme sphéroïdale. Ces pierres ne sont pas adéquates pour construire un mur. Il faut qu’il y ait une proportion minimale de pierres avec des grandes faces plates. Mes cousins Pernot ont rencontré ce problème lorsqu’ils ont reconstruit un chalet d’alpage qui avait été » détruit par le vent. Toutes les pierres du chalet étaient là, mais leurs relations étaient perdues (quelles pierres à quelles places dans le mur et avec quelles orientations ?) La technique consiste à caler les grandes pierres en insérant des petites dans les espaces entre les grandes. Choisissons une belle pierre et examinons-la. Les pierres qui proviennent d’une ruine possèdent généralement des faces plates. La règle qu’il faut respecter pour reconstruire un bon mur est la suivante : il faut positionner dans le mur cette grande pierre avec la plus grande face orientée vers le haut. Ainsi, on pourra caler cette grande pierre en utilisant des plus petits cailloux que l’on pose sur cette grande face et qui vont y rester. Inversement, si la face supérieure est un peu ronde, les petites pierres placées sur cette face pourront trop facilement sortir de leurs logements et rouler hors du mur. Je dois cette règle à Georges Delplanque, qui savait reconnaître l’histoire d’un tas de pierres.

La traversée du pierrier me rappelle une confidence que me fit l’une de mes tantes qui connaissait bien mon père et son frère Francis : « Gérard est un pur ». Elle ne m’a pas expliqué ce qu’elle voulait dire, mais je peux essayer de le deviner. Une matière est pure si elle n’est pas mélangée à d’autres. Aurais-je du comprendre qu’un être pur ne se mélange pas dans les contacts avec le reste du monde ? Par exemple les cailloux ronds ne se mélangent pas avec les cailloux plats. Aurions-nous pu trouver plusieurs cheminements à travers le pierrier ? Je suis envahi par les questions et par les doutes. Gérard était ingénieur. Il n’avait pas de doutes, mais je ne savais jamais ce qu’il pensait vraiment. Alors je suis devenu chercheur pour avoir le droit au doute.

J’ai appris seul à faire une carte (de 12 à 15 ans)

Les étés suivants, marchant seul sur le plateau du Vivarais, je joue à repérer ma position par rapport à celles des accidents du terrain et à tracer sur un papier des triangles reliant le point où je pense être arrivé aux principaux repères. J’en fais une carte à travers laquelle il me semble comprendre le langage du terrain.

A la fin du séjour je suis un jeune sauvageon, maître quand il faut tracer un itinéraire, mais incapable d’échanger dans la langue que parlent les garçons et les filles de nos contrées. Je parle le terrain mais pas l’humain.

3/ Premiers séjours avec des camarades de mon âge.

Avec les élèves français, je ne trouve pas les clés

En 1955, à l’âge de 10 ans, je fréquente un collège à Paris, dans les bâtiments du lycée Voltaire. C’est ma première scolarisation. En effet jusqu’ici, c’est ma mère qui m’enseignait à la maison. J’allais aux cours Hattemer le vendredi.

Je me retrouve au milieu de ces enfants issus de milieux vraiment très divers, ce qui me cause un choc social. De plus, les relations entre ces élèves sont très conflictuelles. On le voit et on l’entend pendant les interclasses. La cour de récréation est traversée par un passage qui relie deux bâtiments. A chaque extrémité du passage, il y a un petit perron qui borde un escalier de quatre marches. A la récréation, des bandes d’enfants se forment avec comme but la conquête de ces perrons et l’exclusion des intrus. Les bagarres entre ces bandes envahissent toute la cour. Un jour, un élève que je ne connais pas s’adresse à moi et me dit : je suis avec toi. Je lui demande son nom. Il s’appelle Lafay et son nom reste dans ma mémoire.

Ce passage par la cour de récréation renforce mon sentiment que ce monde est peuplé de gens hostiles ou dangereux, mais que, même dans un monde hostile, je peux rencontrer des individus qui me soutiendront ou bien me protègeront.

Avec la méthode française, je skie toujours tout droit !

L’année suivante, pendant les congés du nouvel an, ce collège organise un séjour de ski, à Val d’Isère. Ce séjour est encadré par des professeurs d’éducation physique. Me voici dans une chambrée avec trois autres élèves que je ne connais pas. Deux d’entre eux sont immédiatement hostiles et prêts à me pourrir le séjour, mais le troisième, plus âgé, me prend sous sa protection.

Sur la neige, avec des skis aux pieds, ça glisse en avant ou en arrière. Je trouve naturellement comment glisser en avant ; en poussant un peu sur les bâtons, les skis glissent, je vais tout droit dans la direction des skis et je m’arrête quand j’ai perdu la vitesse.

Lors d’une descente à skis, le professeur nous demande de glisser en avant, virer et nous arrêter. C’est l’époque où on enseigne la méthode française pour virer, qui consiste à faire avec le haut du corps un mouvement de rotation, qui entraîne le bas du corps puis les skis. Pour réussir ce mouvement, il faut que les skis soient à plat sur la neige. Le professeur nous répète cette dernière consigne plusieurs fois, mais quand vient mon tour, j’ai beau essayer, les skis ne tournent pas et je file tout droit. Le professeur, craignant le pire, hurle « sur les fesses ! ». Mon azimut de glissement est bien choisi, j’évite les arbres et je vais loin. La chute finale n’est pas grave.

Après cette expérience, je passe tout l’après-midi à essayer de mettre les skis à plats, conformément à cette consigne absurde. Après de nombreux essais infructueux, je suis surnommé « trompe-la-mort ». 

Premier séjour avec les scouts, chasse-neige.

Deux ans plus tard, je suis de nouveau au ski, avec des scouts. Nous sommes logés à Grindelwald dans des baraques de l’armée suisse. Le jour de l’arrivée je vois des enfants de mon âge s’amuser à descendre d’une petite butte (deux mètres de haut) avec les skis écartés en V dans la configuration nommée « chasse-neige ». Ils n’ont aucun problème pour tourner. J’essaye de les imiter et, révélation, ça marche ! Je peux descendre en tournant d’un côté, de l’autre et je peux m’arrêter. Ce ne sont plus les skis qui décident où je vais !

Le lendemain tous les groupes de skieurs se tassent dans le chemin de fer à crémaillère qui monte en haut des pistes. Le trajet prend longtemps mais je suis absorbé par les vues que je trouve magnifiques par leur luminosité. Sorti du train, je suis encore tout à ma rêverie et je me dépêche de rejoindre mon groupe, qui est déjà en train de travailler leur chasse-neige. Alors commence une longue descente sur une piste facile. Il me semble qu’elle dure des kilomètres jusqu’à la gare inférieure du chemin de fer à crémaillère. De retour à nos baraques, le repas du soir est composé de pommes de terre et accompagné de chants.

Le ski en Suisse est un sport tranquille.

1959, premiers virages parallèles.

L’année suivante je suis avec un autre groupe dans le massif du Dévoluy.  Il n’a pas neigé depuis longtemps ce rend la neige dure et glissante. Quand j’ai pris assez de vitesse j’arrive à déclencher un virage skis parallèles.

Au repas j’entends deux jeunes de mon âge chuchoter des nouvelles confidentielles : le meilleur skieur du groupe a été vu avec la fille de l’hôtelier. La rumeur se répand et devient : « Olivier a peloté Jacqueline ».

Je ne sais pas quoi faire de ce ragot, pas plus que je ne savais quoi faire dans la cour de récréation. J’ai 14 ans.

Expérience avec Jean, chef scout : apprendre à construire un igloo.

Vers 1960, les conditions climatiques sont bien plus rudes qu’aujourd’hui : il y avait beaucoup plus de neige en hiver dans les montagnes du Jura, qui séparent la France de la Suisse.

Mon frère Jean est responsable d’un groupe de scouts dont les activités se déroulent dans des forêts froides et humides autour de Paris. Un parent demande pourquoi les scouts ne pourraient-ils pas aller en montagne où l’air est plus vif et la lumière plus claire. Un autre parent suggère que les enfants aillent faire du ski.

Ainsi naît l’idée folle d’aller skier en février. Les familles scoutes ont peu d’argent, mais beaucoup d’enthousiasme, il ne leur est pas possible de payer l’hôtel, aussi le projet évolue en « camp de ski », au sens : allez dans le Jura sur les hauts plateaux de la Dôle, et construisez votre igloo !

Pourquoi ne pas tout simplement coucher sous une tente ? Parce que le froid fait peur à l’époque et qu’une tente est plus froide qu’un igloo. En effet l’igloo est une construction étonnante. Il combine astucieusement les principes de la voute et de la spirale et il procure une résistance au vent ainsi qu’une isolation thermique exceptionnelles. Mais sa construction requiert l’extraction fatigante d’un grand nombre de blocs de neige découpés au moyen d’une pelle à neige. Il faut être entre deux et quatre personnes : un fournisseur de blocs, un ou deux transporteurs et un constructeur. Il faut encore disposer d’une couche de neige ayant une bonne cohésion, pas trop fraiche ni trop tassée, car c’est épuisant de manipuler des blocs lourds. L‘épaisseur typique de la paroi de l’igloo est de 10 cm.

Le couchage en igloo permet d’aller dans des endroits complètement sauvages, totalement isolés. Il n’a pas de sens pour un séjour dans des lieux habités, sauf comme jeu pour les enfants. En prévoyant uniquement un couchage en igloo, on risque de ne pas avoir d’abri si la couverture neigeuse est insuffisante. Il est donc utile de réfléchir à l’avance aux types d’abris qu’on va rencontrer ou qu’il faudra construire.

On peut classer les différents types d’abris pour skieurs et randonneurs suivant leur niveau de confort. Un igloo assez grand protège du froid et du vent, et permet de s’allonger pour dormir. Je classerais donc les igloos en haut de la catégorie « survie » des abris. Ensuite dans la catégorie « sec mais froid », il y a les tentes et les abris de secours qu’on trouve au bout des étables en Suisse. Je note un problème récurrent pour les igloos comme pour les tentes, c’est la condensation de l’eau sur les faces internes des parois, d’où elle retombe sur les sacs de couchage. En hiver, on peut gérer cette condensation si l’intérieur de la tente est assez froid pour que l’eau des respirations se condense sous forme de neige qu’on peut épousseter au matin. Mais cela demande du matériel moderne. L’intérieur de la tente reste froid, donc il faut un sac de couchage très isolant thermiquement.

En une demi-journée nous construisons deux grands igloos pour loger six scouts dans chaque. La nuit tombe très vite. Les mieux organisés sortent leurs lampes. Un autre groupe, parti plus tard de Paris, devait nous rejoindre au campement et nous nous demandons s’ils vont réussir à traverser la forêt sans se perdre. Heureusement, la lune de lève. Sa clarté nous aide à faire le dîner et à installer au mieux notre camp. Nous passons une bonne nuit car à six dormeurs dans un igloo, il fait bon.

Au réveil, nous n’avons pas froid mais nos sacs de couchage sont mouillés. Un examen de la face interne de la paroi révèle des stalactites qui goutent sur nous. Pour les nuits suivantes, nous évitons cet arrosage en lissant la face interne de la paroi.

Au cours de la journée nous explorons le plateau. Pour des ados qui vivent en ville, à plusieurs par pièce, c’est fantastique de jouir d’un espace dont on ne voit pas les limites. Nous nous partageons ce territoire en royaumes et nous en imaginons différentes utilisations. Celle qui a le plus de succès est le tremplin de saut à skis, positionné devant le mur sud d’une vacherie, qui sert de tribune et de point de regroupement.

L’air est froid mais sec. Le soleil réchauffe les pierres. Nous sommes bien.

A l’UCPA, je ne savais pas parler aux filles (j’ai environ 16 ans)

Quelques années plus tard, je participe à un stage d’alpinisme de l’UCPA, encadré par un guide de haute montagne. Ce vieux guide nous mène dans des escalades faciles et sans danger pour un groupe d’adolescents découvrant la montagne. Derrière lui, je suis impatient comme un jeune homme pressé qui cherche à sortir de la foule.

La moitié des stagiaires sont des filles, qui vont intégrer des Ecoles Normales d’Institutrices. L’une d’elles, nommée Dominique P., me ramène en voiture à Grenoble. Je constate avec étonnement que je n’ai pas grand chose à lui dire. Nous avons une conversation polie, mais nous sommes trop semblables.

J’imagine alors que pour éveiller l’intérêt des filles, il faut avoir quelque chose à dire et savoir faire de beaux discours.

Il me faudra longtemps pour renverser les termes de l’équation et comprendre que ce qui me manquait était l’intérêt et l’écoute, plutôt que les belles paroles.

4/ Aventures en alpinisme en Europe.

 Pris dans une avalanche au col de Trièves.

En 1970, je suis en vacances au ski avec mes parents et mes frères Jean et Robert (François n’était probablement pas avec nous). 10 cm de neige fraîche sont tombés trois jours auparavant, mais il fait très froid et cette fine couche ne s’est pas transformée en neige cohésive. 

La neige est un matériau qui change constamment.  Elle est produite sous forme de flocons peu denses qui s’accrochent les uns aux autres par leurs pointes. C’est la neige poudreuse chère aux skieurs. Et puis les flocons se tassent sous les effets des changements de température et du vent : la couche de neige peut ainsi fabriquer des plaques cohésives (plaques à vent qui menacent les skieurs de montagne, neige cartonnée ou croutée ensuite). Enfin sous l’effet d’une différence de température, la neige peut devenir la « neige à gobelets » qui joue le rôle d’un roulement à billes et facilite le décrochage et la descente ultra-rapide des plaques dans la couche de neige déstabilisée.

Le moteur de l’avalanche, c’est la gravité, donc le risque dépend de la pente. Si la pente a un angle inférieur à 20°, la force gravitationnelle n’est pas assez grande pour mettre la neige en mouvement ; si cet angle est supérieur à 40 degrés, la plupart des avalanches possibles se déclenchent spontanément sans attendre le passage des skieurs. Les pentes d’angle compris entre 20° et 40°, favorites des skieurs hors-pistes qui veulent y laisser la trace de leurs virages, sont donc également favorables à l’avalanche déclenchée par les skieurs. Les montagnards jugent prudent d’attendre trois jours après une chute de neige pour que la couche de neige fraiche se stabilise.

Pour cette petite expédition, je sers de guide à mon père et mes frères Jean et Robert. A ski, nous suivons l’itinéraire de la traversée du refuge du Carro à celui des Evettes en Haute Maurienne. Sur cette route se trouve l’accès au col de Trièves, où la pente atteint environ 40°sur 100 m de haut et comporte un risque d’avalanche substantiel, d’autant plus que cette pente est orientée au Nord.

Arrivés en vue de ce passage délicat, je mets le groupe à l’abri derrière des petits rochers, déchausse les skis, que j’accroche sur mon sac à dos. Je commence à monter, les pieds dans la neige et les bâtons aux mains. Soudain, j’entends un souffle et je vois des fissures qui se propagent dans la couche de neige. Je me trouve entrainé dans la pente avec l’avalanche. Au début je suis debout, mais ensuite je roule avec la neige qui descend et passe au-dessus d’une petite muraille d’environ deux mètres de haut. Entraîné par la neige, je saute moi-aussi ce muret mais je parviens à m’accrocher au sol. L’avalanche continue puis s’arrête une cinquantaine de mètres plus bas. J’annonce aux autres qu’il n’y a plus de risque, je récupère mes bâtons et nous remontons la pente à pied jusqu’au col.

A posteriori, si je m’en suis bien sorti c’est parce qu’il y avait très peu de neige fraîche, que je n’avais pas mes skis aux pieds et que cette petite muraille de rocher était miraculeusement bien placée. J’ai donc eu de la chance car toutes ces conditions étaient nécessaires ensemble pour une issue heureuse.

Crevasses à Saleina : 1971, avec François.

Un glacier s’écoule sous l’effet de son poids, sur des temps extrêmement longs. Parfois cela se passe bien, mais d’autres fois, cet écoulement se traduit par l’expulsion de blocs de glace (séracs) aux endroits soumis à une compression et par l’ouverture de cavités (crevasses) dans les régions soumises à des forces de traction.

Je fais connaissance avec une crevasse à la fin d’une excursion que je fais avec mon frère François. Nous traversons les glaciers du Tour et du Trient. Au petit matin, le paysage composé par ces dômes glaciaires transpercés par des aiguilles de granit est d’une grande beauté. Puis nous passons à travers la fenêtre de Saleina et descendons sans difficulté jusqu’au glacier dont la traversée se termine par à endroit qui semble facile car relativement plat.

Voyant le refuge à quelques centaines de mètres devant moi, je marche tout droit, directement sur la neige qui recouvre le glacier. J’aperçois des gens qui, depuis la terr0asse, crient « hou – hou » et quelque chose que je ne comprends pas. Essayent-ils de nous prévenir d’un danger ? Soudain, je passe du niveau zéro au niveau –1, où je me balance au bout de la corde. Je suis tombé dans une crevasse. François a vu ma chute et il a bien réagi en   bloquant la corde de son côté. Je comprends que j’ai marché sur ce qu’on appelle un pont de neige, c’est-à-dire un piège de même nature qu’une chausse-trappe au-dessus des oubliettes d’un château du moyen-âge.

Un peu plus bas sous moi il y a un rétrécissement dans la crevasse. Plus bas encore, la crevasse s’ouvre sur le niveau -2 où coule le torrent nourri par le glacier. Je crie à François pour lui demander de relâcher un peu de corde afin que je puisse poser les pieds sur le rétrécissement.

Comment sortir de là ? François a bien bloqué ma chute, mais il ne peut pas me tirer hors de la crevasse. Pour cela, il faut que je me soulève et soulage la corde de mon poids. Je chercher un appui sur lequel pousser. Ça ne semble pas impossible, car la crevasse est étroite, ses parois sont séparées d’un mètre seulement. Et, bonne nouvelle, j’ai gardé mon piolet à la main. Je taille des marches dans les parois de la crevasse. Quand je monte d’une marche, François reprend 20 cm de la corde. Encore une dizaine de marches et François me tracte hors de la crevasse. J’ai eu de la chance que ce soit une petite crevasse !

Enfin sorti, je regarde autour de moi. Nous sommes dans un labyrinthe de crevasses. Vraisemblablement, nous n’avons pas traversé le glacier de Saleina au bon endroit. Nous avons suivi l’itinéraire d’hiver (pour skieurs) plutôt que celui d’été (pour piétons). Pour trouver la sortie, nous utilisons nos piolets comme sondes pour déceler les crevasses et les « ponts de neige » qui ne supportent pas le poids d’une personne. Si en enfonçant le manche du piolet on perçoit une résistance de plus en plus grande, c’est bon signe. Nous sortons du labyrinthe en invoquant Dédale et le Minotaure.

La rencontre avec Yves.

Quelques années plus tard, je dois avoir 26 ans, je participe à des sorties collectives organisées par le Club Alpin français. C’est là que je rencontre Yves. Nous devenons compagnons de cordée car je sais que je peux lui faire confiance lorsque les choses deviennent difficiles. Il s’adapte à la difficulté et il a de bonnes réactions, au point qu’il en devient encore meilleur.

Nous partageons le goût de l’aventure et recherchons celles qui méritent notre besoin d’engagement personnel. Nous avons tous deux besoin de prendre nos propres décisions et d’assumer leurs conséquences, plutôt que de marcher sagement au milieu d’un groupe.

En plus, nous nous entendons bien et lorsque nous sommes bloqués par le mauvais temps à l’intérieur d’un refuge, nous pouvons passer la journée à discuter de nos passions respectives, la sociologie pour lui, la physique pour moi, et de tout autre sujet. 

Yves, mon compagnon de cordée

Les démons de la descente, avec Yves, 1971

Notre première « grande course » à deux, se passe à Chamonix et je choisis le Chardonnet par l’arête Forbes car c’est un bel itinéraire et il est coté « peu difficile ».

Les deux seuls points un peu délicats pourraient être, d’abord de franchir une pente de neige assez raide au départ, appelée « la bosse », mais nos crampons à douze pointes l’avalent en quelques enjambées ; puis de suivre l’arête Forbes jusqu’au sommet, ce qui ne nous pose pas de difficulté particulière.

      Mais les problèmes vont apparaître à la descente : par où se trouve la sortie ? Comment descend-on de cette montagne pourtant facilement conquise ? Je regarde de tous les côtés, cela me semble trop raide partout. Je sors du sac la description de l’itinéraire et nous voilà descendant un large couloir, avec rien pour nous accrocher. Il faut descendre face à la pente, les pieds bien écartés pour ne pas accrocher les crampons d’un pied dans les lanières de l’autre pied.

C’est le moment où s’approchent les démons de la descente, les petites voix qui vous feraient relâcher votre attention : « Écoute ton corps, tu es peu fatigué, relâche un peu la tension dans tes muscles, ferme les yeux un tout petit instant, ça sera tellement bon et personne n’en saura rien ».

Je les chasse. Je rejoins Yves, qui m’attend, debout, sur un médiocre replat. Nous descendons ainsi trois longueurs sans véritable assurance. Nous retrouvons enfin les traces de nos prédécesseurs, dont on voit qu’ils sont descendus jusqu’au glacier, qu’ils ont traversé en sautant les crevasses. Peu soucieux d’innover à ce stade, nous faisons les mêmes sauts. Les lèvres des crevasses tiennent bon et les traces nous ramènent au refuge.

En préparant l’itinéraire, j’ai bien prévu les difficultés de la montée, mais pas du tout celles de la descente. Je retiens que tous les itinéraires de descente méritent d’être évalués de manière critique, y compris ceux qui sont réputés être « sans difficulté particulière ».

Le Mont Blanc à ski avec Yves

Je suis allé trois fois au Mont Blanc : à ski avec Yves, par le refuge des Grands Mulets ; de nouveau à ski, avec Jean Charvolin, par la même voie ; et en escalade, avec le guide suisse Jean Gaudin, en passant par le refuge Gamba, la pointe Innominata et le bivouac Eccles.

A chaque fois, le temps était calme et le ciel dégagé. Je n’ose imaginer ces sorties par mauvais temps, vent ou absence de visibilité.

En mai-juin on peut partir à ski du téléphérique de l’Aiguille du Midi. Le premier jour, il faut traverser des pentes raides qui mènent au glacier des Bossons à un endroit où le passage entre les crevasses et les séracs est possible. Les crevasses sont très ouvertes, on pourrait y mettre un camion. Le refuge des Grands Mulets est perché sur un piton rocheux, presque à la verticale de la trace qui y monte.

Le lendemain il nous faut gagner 1800 m d’altitude, en comptant les arrêts, cela doit nous prendre 8 à 10 heures jusqu’au sommet. Réveillés à 3h, nous partons à 4h, à la lampe frontale. Heureusement, la trace a été faite par des Autrichiens qui campaient devant le refuge, qui sont partis bien avant nous. Elle monte sur le glacier, tourne et retourne pour éviter les monstres endormis (crevasses, séracs) qu’il vaut mieux ne pas réveiller. Au petit matin nous passons le Petit Plateau, puis le Grand Plateau, des paysages glaciaires insolites. Je suis rassuré car nous n’avons pas rencontré de difficulté. Mais nous commençons à sentir la fatigue et nous peinons pour atteindre le refuge-bivouac Vallot.

Une autre cordée d’Autrichiens, qui marchait derrière nous, nous rattrape et nous passe devant. Nos gestes sont désordonnés et nous n’avançons plus. C’est un effet de l’altitude. Comme il y a moins d’oxygène dans l’air nous devons respirer plus pour les mêmes efforts. Pour ne pas se trouver à bout de souffle, je comprends qu’il me faut ralentir mes pas, en prenant un bon appui sur chaque ski, pour le pousser à chaque pas, ce qui me semble facile à faire.

Nous arrivons au refuge-bivouac Vallot où nous laissons les skis pour surmonter le ressaut qu’on appelle les Bosses, qui met de nouveau à l’épreuve notre souffle. Puis c’est l’arête sommitale. Au printemps elle est très étroite, nous jouons les équilibristes. Mais, comme souvent, après tant d’efforts, le sommet est sans intérêt.

La descente jusqu’au Grand Plateau est avalée en quelques minutes, la neige ramollie en surface se prête bien à nos évolutions. A partir du Petit Plateau et jusqu’au refuge des Grands Mulets, la trace se faufile entre d’énormes crevasses. Nous la suivons avec précaution. Cette section est exposée aux chutes de séracs qui se détachent du Dôme du Goûter. Au refuge, nous sommes tentés de dormir pour rattraper notre retard de sommeil. Mais c’est un choix dangereux car c’est sur la fin du parcours de descente que l’on devra faire face aux difficultés : la traversée du glacier en-dessous du refuge, puis la traversée des pentes raides qui mènent à la station du téléphérique. Nous quittons à regret ce refuge pour passer avant midi les endroits les plus exposés.

Renoncement à l’Aiguille Verte, avec Yves.

L’Aiguille Verte est le sommet mythique du massif du Mont Blanc. 

Cette célébrité lui est acquise par ces mots du célèbre alpiniste et écrivain Gaston Rébuffat : « Avant la Verte on est alpiniste, à la Verte on devient Montagnard ». 

De plus, il est vrai qu’il n’existe aucune voie facile pour atteindre ce sommet, chacun de ses versants constitue un véritable défi. 

La voie la plus directe est le couloir Whymper, sur le versant sud de l’Aiguille, c’est un ensemble de pentes de 700 m et d’inclinaison moyenne de 50°. 

Il n’est recommandable qu’en début de saison (mai-juin), quand toutes ces pentes sont recouvertes par une épaisse couche de neige durcie. Si ce n’est pas le cas, le couloir n’est pas en condition et son accès peut être compliqué. On préfère alors remonter l’arête du Moine qui demande une longue escalade d’un niveau assez difficile sur terrain mixte (rochers et neige).

Yves et moi, pour cette course de la mi-septembre, arrêtons notre choix sur l’arrête du Moine. La météo est au grand beau temps, mais les journées sont courtes. Nous couchons au refuge du Couvercle, amusante pastille cachée sous un énorme bloc. Il fait encore nuit quand nous remontons le glacier de Talèfre. Au petit jour, Yves trouve un passage à travers la rimaye et nous émergeons de la bordure glaciaire en plein jour. J’arrive à une petite plate-forme qui semble être sur l’arête. Il est 8 h du matin et nous ne sommes pas encore bien haut.

Dans ma tête, les différentes voix de ma personnalité d’alpiniste s’agitent. La voix de PUSHER me dit : « Ne perds pas de temps vas-y tout de suite. C’est rageant de renoncer dès qu’on rencontre la première difficulté. »

Cependant, je sais que le célèbre guide Armand Charlet, qui avait gravi plus de cent fois l’Aiguille Verte, avait pour habitude d’arriver au sommet à 8 h du matin. Or, à la vitesse à laquelle nous progressons, avons-nous une chance d’y arriver avant la nuit ? Il faudrait monter plus vite.

Le topoguide, qui indique plus de temps que n’en prend Armand Charlet, annonce déjà 6 h pour monter de la rimaye au sommet et autant de temps pour redescendre.

On pourrait prévoir un départ du refuge à 6 h, un passage à 8 h à la rimaye, une montée vers le sommet pendant 6h, un demi-tour vers 14h (que nous y soyons parvenu ou pas) afin de prévoir la même durée en descente pour une arrivée vers 20 h au refuge. Tout cela, sans aucune pause et se terminant de nuit, ce qui augmente grandement les risques. 

Aussitôt PRUDENCE me met en garde : « Avez-vous pensé à la descente ?  Imagine- toi cherchant, à la lumière de ta lampe frontale, où est planté le piton sur lequel tu voudrais accrocher ton prochain rappel… Pas évident, n’est-ce pas ? »

Il nous donc faut réfléchir à  redéfinir notre objectif de départ qui était d’atteindre le sommet, car cela ne sera pas possible dans les conditions présentes.

Un autre objectif, secondaire mais non méprisable, pourrait être d’explorer les parties de l’itinéraire qui sont entre notre halte et le sommet. Si nous escaladions pendant une heure au-dessus du lieu de notre halte, puis faisions demi-tour, tout cela sans prendre de pause, les horaires deviendraient : 

Soit : départ 6 h du refuge- rimaye à 8 h – demi-tour à 9 h – retour à la rimaye 12 h – arrivée au refuge à 15 h, en estimant à 3 h la descente (ou 4h avec des pauses) 

Nous hésitons. Nous regardons la neige qui est en contact avec le rocher. J’en prends une poignée, que je serre dans la main. Il en sort un peu d’eau. Si la neige est déjà en train de fondre ici, qu’est-ce que ça sera dans une ou deux heures ? 

Dans ma tête, la voix de PUSHER me suggère de partir à une heure plus matinale, lorsque la neige sera meilleure, tandis que la voix de PRUDENCE suggère que nous montions par le Whymper et descendions par l’arête du Moine. La voix de PRUDENCE me dit aussi que nous devrions d’abord découvrir ces deux itinéraires avec un guide.

Nous finissons par renoncer, décidant de revenir, une autre fois, en mai ou en juin.

Mais ni moi, ni Yves ne sommes revenus à l’Aiguille Verte. C’était sans doute un peu trop difficile pour nous.

Depuis, j’ai appris que l’évolution actuelle du climat, qui a profondément modifié les conditions d’enneigement en haute montagne, fait que la période favorable à l’ascension de l’Aiguille Verte par le couloir Whymper s’étend dorénavant de mi-mars à début juin. En fonction des conditions rencontrées, des skis de randonnée peuvent être nécessaires pour l’approche.

Trois aventures avec Jean Gaudin, 1962 -67

Ascension du Cervin, 1967

En 1967, je fais des ascensions avec le guide suisse Jean Gaudin.

Nous commençons par traverser le Cervin, aussi appelé Matterhorn. C’est une montagne qui a une forme caractéristique. Elle a la silhouette d’un animal assis, chien ou lion selon l’imagination de chacun (pour les gourmands, il peut faire penser au paquet du chocolat suisse le plus connu, le Toblerone). Quand on l’a vue, on ne l’oublie pas. Nous choisissons de monter par un itinéraire peu fréquenté, la Zmutt (arête Nord-Ouest) afin d’être à l’abri des chutes de pierres causées par les groupes qui se bousculent sur la voie normale (arête Nord-Est, sur laquelle est le refuge). Pour rejoindre la Zmutt nous traversons aux pieds de la face Nord, puis nous l’escaladons sur une partie de sa hauteur.

J’ai rarement vu une paroi aussi verticale, mais le rocher est bon et nous y trouvons de bonnes prises.

Pour contourner un ressaut, la voie traverse dans la face Ouest qui forme un énorme entonnoir renversé, couvert de petits cailloux noirs aplatis et posés sur la tranche. Rien sur quoi on puisse s’accrocher et tirer. Si j’étais une chèvre je passerais en trottinant, mais je suis un pauvre grimpeur qui cherche à poser ses mains quelque part. J’imagine un monstre caché au fond, qui avale les cordées qui roulent jusqu’à lui. Nous jouons aux équilibristes sur quelques longueurs de corde, puis nous retrouvons l’arête Nord-Ouest et ses bons rochers. Nous atteignons le sommet italo-suisse peu de temps après. Les Italiens y ont déposé une Madone dorée et les Suisses y ont placé une boîte contenant un livre d’or. Si chaque communauté à proximité y dépose quelque chose, à quand la statue en maçonnerie ?

 Le temps est passé très vite. Nous décidons de descendre par la voie italienne (arête Sud-Est et face Sud), qui est équipée de cordes à tous les endroits difficiles. Au début tout va bien, puis nous arrivons à un point où la descente n’est plus possible. Nous avons perdu la voie. Sommes-nous trop haut ou trop bas ? Nous devons remonter pour retrouver des marques du passage des alpinistes italiens. Nous recherchons des pitons bien enfoncés dans des fissures du rocher. Le niveau de stress croit du fait de l’incertitude sur notre position.  Jean Gaudin remonte, retrouve le point où nous avons quitté la voie italienne, puis il trouve un cheminement à travers la face Sud pour arriver à un refuge-bivouac situé sur l’arête Sud-Ouest qui joint le Cervin et la Dent d’Hérens.

Les jours suivants nous continuions notre périple. Nous traversons la Dent d’Hérens et les Bouquetins pour arriver à Evolène, le petit village de ma toute première sortie en montagne à l’âge de dix ans où mes parents avaient fait la connaissance de Jean Gaudin.

Conclusions. Je crois que personne n’avait fait cette combinaison de parcours d’arêtes et j’en suis fier. Mais j’ai l’impression d’avoir couru tout le temps. Je n’ai pas pris le temps de regarder le paysage ni de prendre des photos car il nécessaire d’aller très vite pour parcourir l’arête E de la Dent d’Hérens. En effet cette arête, très belle quand on la voit de loin, est une suite de ressauts rocheux reliés par des arêtes neigeuses, ornées par des corniches monstrueuses. Il faut passer toutes les corniches avant que le soleil n’ait ramolli la neige, créant un risque imprévisible de chute. Les ressauts rocheux sont également susceptibles de se désagréger lorsque la neige qui fait la liaison entre les blocs se ramollit. Si je n’ai pas pu admirer les paysages, c’est la faute du soleil. J’ai aggravé le problème en choisissant un long parcours d’arêtes.

Ascension du Mont Blanc : qui décide ?

Je cherche quelles sont les plus belles voies pour monter au Mont Blanc. Le versant italien est beaucoup plus difficile et intéressant que le versant français, mais la plupart des voies exigent un niveau technique que je n’ai pas. Une seule voie est à mon niveau, celle qui passe par un pic à mi-hauteur du parcours et qui est nommée l’Innominata (sans nom en italien).

Je propose à Jean Gaudin de tenter cette voie.

Le premier jour nous montons sur de bons rochers jusqu’à un petit refuge-bivouac nommé Eccles. C’est un abri en tôle contenant six couchettes, disposées comme dans un compartiment de train, offrant un confort minimal, acceptable tant que le nombre d’occupants ne dépasse pas la capacité du refuge. Ce jour-là nous avons de la chance, il y a seulement un groupe de quatre italiens. Les relations sont cordiales, sans plus. Nous essayons de ne pas trop nous gêner et de ne pas mélanger les matériels.

Le lendemain nous sommes confrontés à la seule vraie difficulté de cet itinéraire, une longue pente de neige très raide. C’est ma spécialité ; elle ne nous pose aucun problème. Nous arrivons à une antécime. J’aperçois ce qui semble être l’arête sommitale. Les nuages se dégagent et j’aperçois des personnes au sommet. Jean Gaudin est arrêté. Lui qui court toujours devant, reste derrière moi, il semble hésiter et je ne comprends pas pourquoi. J’ai déjà été au sommet du Mont Blanc avec Yves, mais en passant par le versant français. La topographie me semble donc évidente. Je suis redevenu le garçon de douze ans qui faisait seul l’exploration du plateau du Vivarais sans rendre de compte à personne. Je me mets en route. Comme nous sommes encordés, Jean Gaudin me suit. Il ne le dit pas, mais il est furieux. Il ne comprend pas que j’aie pu prendre une décision sur l’itinéraire au lieu d’attendre qu’il ait fait son choix, car c’est lui le guide. Je n’ai pas su pourquoi il avait tant hésité au sommet ; je suppose que c’est le passage d’un univers très vertical à une zone plus horizontale, avec des bosses et des creux, qui invite à plus de réflexion avant de s’y aventurer pour éviter les crevasses.

Après notre retour dans la vallée, il me demande quelle raison m’a poussé à prendre une telle initiative. Je l’écoute et je ne sais pas quoi lui répondre. Je ne comprends pas moi-même pourquoi j’étais si impatient. Au moment où j’aurais dû le féliciter pour le bon déroulement de cette ascension, j’ai agi comme si je savais mieux que lui ce qu’il fallait faire.

1970 : il y a trop d’électricité dans l’air.

Sur le chemin du Mont Blanc, ne pouvez pas manquer l’arête de Peuterey. Elle est en plein centre, séparant le glacier du Brouillard du glacier de la Brenva. Elle passe par deux sommets : l’aiguille Noire et l’aiguille Blanche. L’itinéraire qui combine les ascensions de ces deux aiguilles et celle du Mont Blanc est appelé « Intégrale de Peuterey ». Il nécessite au moins trois jours, dont une ou deux nuits en bivouac. Mais comme les escalades sont difficiles, il faut limiter le poids du sac et on ne peut pas prendre tout son confort.

En 1970 je convaincs Jean Gaudin de tenter ce parcours.

Le premier jour nous prenons la voie qui escalade la face Sud de l’aiguille Noire. Les grimpeurs qui font uniquement cette escalade sont moins chargés et passent devant nous. Arrivés au sommet, nous nous installons pour la nuit sur des petits replats. La météo est incertaine. Au matin, nous sentons nos cheveux se dresser sur nos têtes. Il y a plein d’électricité statique dans l’air ! L’orage menace et en restant là nous risquons d’être foudroyés. Nous mettons à l’écart tout ce qui porte des pointes métalliques (piolets, crampons). L’ambiance devient humide, il commence à neiger, la foudre ne tombe toujours pas. Nous devons quitter la montagne. Jean marche sur des blocs arrondis qui se couvrent de neige, je ne sais pas comment il tient là-dessus. Il descend en premier pour chercher la voie de sorte que si je glisse, il ne pourra pas me retenir. La neige, qui tombe, dégrade la visibilité et l’adhérence. La voie de descente n’est pas techniquement difficile, mais il y a des pièges et tout glisse. Jean trouve le cheminement -je voudrais bien savoir comment- mais l’heure n’est pas à une discussion de salon.

Quand nous finissons la descente, l’orage s’arrête. Nous soufflons et je me rends compte que dans notre fuite, j’ai oublié mon piolet au sommet.

Nous ne ferons pas l’intégrale de l’arête de Peuterey comme prévu. Ce projet aurait exigé une météo plus stable ainsi que de très bonnes conditions de neige. Ce n’était pas irréaliste, mais quand même un peu au-dessus de notre niveau.

L’année suivante, mon frère Jean, accompagné par trois guides de Chamonix y parviendra.

Souvenirs de Jean Charvolin sur son ascension avec Bernard et Jean au Mont Blanc en mai 1971

Nous nous rendons à Évian pour participer à un congrès de la Société Française de Physique, Bernard propose alors de profiter de ce déplacement en Haute Savoie pour aller au Mont Blanc. Les naissances de Thomas en 1964 et de Delphine en 1969 m’avaient écarté de la haute montagne mais l’idée de reprendre contact avec elle, sur ce sommet et en cette saison, me convient tout à fait, ce serait aussi une première pour moi.

Donc, sitôt la dernière séance du matin terminée, nous nous précipitons à Chamonix pour prendre le téléphérique de l’Aiguille du Midi. Nous en sortons au Plan de l’Aiguille sous les regards étonnés de quelques touristes pour qui seul le sommet de l’Aiguille devrait avoir un intérêt.  Nos skis, piolets, crampons et sacs semblent tant les impressionner que nous prenons, avec une indifférence affectée, la pose des « héros les yeux braqués sur leur destin » dont s’est souvent moqué Samivel.  Mais, quand la cabine repart, la représentation est terminée, la neige est là, seule, étincelante sous un soleil brulant qui la rend bien lourde. Un petit groupe nous a précédés dans la matinée laissant heureusement une trace très confortable jusqu’aux Grands Mulets, en particulier dans la traversée de la Jonction.

Devant la Jonction

Nos devanciers suivent notre montée depuis l’entrée haut perchée du refuge et nous souhaitent la bienvenue à notre arrivée. Ce sont trois autrichiens qui sortent du refuge à la tombée de la nuit pour aller bivouaquer à son pied, juste, disent-ils, pour tester leur matériel avant une expédition dans l’Himalaya.

Le lendemain matin ils sont déjà partis quand nous commençons la remontée des plateaux, je monte lentement malgré la trace très pure qu’ils ont laissée et j’arrive à Vallot bien après Bernard. En longeant un mur à la recherche de la porte je passe sous une avancée présentant un trou circulaire horizontal de grande taille que j’imagine être une entrée de secours protégée de la neige. En me rétablissant sur le bord de ce trou je pénètre dans un réduit, j’en pousse la porte et me trouve face aux autrichiens et à Bernard tous éberlués de me voir sortir des toilettes sans qu’ils m’aient vu y entrer. Je m’explique, les Autrichiens éclatent de rire, mais les sourcils froncés de Bernard montrent bien qu’il juge mon apparition plus ridicule que comique. Je demande un temps de repos pour m’adapter à l’altitude avant d’attaquer les bosses, un temps qui se révèle bien insuffisant quand, progressant vers le sommet, j’éprouve soudain une forte sensation de fatigue accompagnée de vertiges. Bernard est alors d’avis qu’il vaut mieux ne pas insister, d’ailleurs, ajoute-t-il, « le sommet n’est pas loin et de toute façon inintéressant puisqu’il n’y a rien au-dessus » ?

Une image contenant plein air, neige, ciel, personne

Description générée automatiquementSur les bosses

Nous redescendons donc et ce n’est qu’au niveau de Vallot que je récupère un sens de l’équilibre suffisant pour jouir de la descente vers les Grands Mulets. Là, bien au soleil sur le toit en terrasse du refuge j’espère adoucir notre déception en sortant de mon panier une boîte d’ananas au sirop bien fraiche, elle ne me vaut hélas qu’une remarque cinglante « il n’est pas étonnant que tu fatigues si tu prends plaisir à transporter de l’eau par boîte d’un kilo alors qu’il y en a partout autour de toi ». Cependant, une fois la boîte ouverte, Bernard prend bien sa part du plaisir offert, sans rancune !

Le lendemain des vagues de brouillard épais balayent les crevasses de la Jonction comme autant d’ombres sans force errant sans but dans les Enfers, nous nous encordons pour descendre.

Dans la Jonction

Bien que je n’aie pas atteint le sommet j’ai retrouvé ce jour-là le gout de la haute montagne et je retournerai deux fois au Mont Blanc dans l’espoir d’effacer cette tâche, sans y réussir.

Une première fois à ski avec Anne et deux de nos copains habituels de ski de printemps, nous serons pris dans une intense tempête de neige, la neige coule et un sérac s’effondre sur le grand plateau. Nous abandonnerons, mais sans honte puisque les deux membres du PGHM rencontrés aux Grands Mulets en feront autant. Une deuxième fois à pied, nous devrons avancer à quatre pattes pour résister à un blizzard violent au sommet du grand plateau. Impossible de se mettre à l’abri dans Vallot car des équipes venant du Goûter s’y entassent, tellement épuisées qu’elles se battent pour s’enrouler dans les couvertures sans même retirer les crampons. Consternés par les comportements de la multitude nous redescendrons sans attendre.

Il n’y aura pas de troisième fois. Ce sera dans les 4000 suisses, thérapie recommandée par Bernard, que mon âme trouvera enfin le repos pendant les trois saisons que nous passerons Anne et moi dans le Valais et les Grisons !

5/ Période américaine.

En 1970, je fais un aller-retour en Amérique pour faire l’ascension du Salcantay, un an avant ma soutenance de thèse.

Puis, à l’automne 1971, j’arrive aux Etats-Unis, comme post-doc en physique-chimie. De mon temps, il est bien vu et valorisé d’avoir fait un stage postdoctoral aux Etats-Unis, si possible dans un labo d’excellence. Je suis cette coutume et répond favorablement à l’invitation de Gil Clarck, un professeur à UCLA (University of California Los Angeles) qui passe une année sabbatique en France et me propose de rejoindre son groupe de recherche en physique des solides, comme post-doctorant Officiellement, je suis invité par la NSF (National Science Fondation), au titre des échanges avec le CNRS, pour lequel je travaille comme attaché de recherche.

1970: Le Salcantay.

En 1970, je me rattache à une expédition qui a pour projet l’ascension du Salkantay, ce qui signifie « Le Sauvage » en quechua. S’élevant à 6 279 m, elle se situe au Pérou entre Cuzco et Macchu Picchu.

Cette montagne ne m’attire pas plus qu’une autre mais je choisis l’occasion de participer à une expédition déjà tout organisée par la maison des jeunes (MJC) de Romans-sur-Isère, dont j’ai rencontré les organisateurs. Je ne connais aucun des membres qui en fait partie et je ne les ai pas revus après.

       Notre chef d’expédition avait pu rencontrer les premiers ascensionnistes de cette montagne qui lui avaient fourni une documentation complète avec des photos aériennes.

En examinant avec lui ces photographies, nous pouvons construire trois itinéraires :

– l’arête Est, longue et potentiellement délicate pour la qualité de la neige,

– l’attaque frontale par le pilier Nord, (« the French route ») et

– la diagonale directe, suivie par Lionel Terray avec ses clients hollandais, qui prend en écharpe la gigantesque face Nord (« voie Terray »).

Ces trois itinéraires comportent des pentes très raides (70° en moyenne) et on est dépendants de la qualité de la neige.

Pour surmonter ces difficultés, l’expédition prévoit des points d’accroche faits avec des tubes minces, en alliage léger, reliés par des centaines de mètres de cordes fixes. Ils doivent faciliter la montée des participants, qui sont encore novices dans ce type d’escalade.

      En voyant les pentes sur les photos je me dis que ce sera difficile.  De plus je ne suis en confiance avec le chef d’expédition dont je remets en question le choix d’utiliser des cordes fixes. Il y a là un conflit potentiel, mais je me garde de l’exprimer.

      Je téléphone alors à Jean Gaudin pour lui demander si cette expédition est faisable ; il me répond de venir le voir à Évolène afin qu’on essaye ensemble de grimper des pentes aussi raides.

Préparation avec Jean Gaudin (deux mois avant le départ)

Arrivé à Évolène, je vais faire deux ascensions avec le guide de haute montagne Jean Gaudin.

Il me confirme qu’il n’est pas nécessaire de se servir de cordes fixes, comme le propose le chef de l’expédition au Salcantay, pour vaincre des pentes d’une inclinaison de plus de 70 degrés.

Au lieu de cela, il m’apprend à utiliser du matériel plus moderne, comme de me servir de mes crampons à 12 pointes et d’apprendre à planter des broches à glace.

En revenant de mon séjour avec Jean Gaudin, je décide pourtant de participer à l’expédition du Salcantay car bien que j’aie toujours des doutes sur les compétences du chef d’expédition en matière d’alpinisme, j’ai très envie de relever le défi.

Juillet 1970 : nous voilà partis dans l’ascension du Salkantay.

Un article est lisible ici :

http://publications.americanalpineclub.org/articles/12197140801/South-America-Peru-Cordilleras-Vilcabamba-and-Urubamba-Chuyunco-and-Salcantay-Cordillera-Vilcabamba

Une longue caravane formée de marcheurs et de mules lourdement chargées quitte le petit village de Limatambo et s’engage dans des chemins qui mènent à un col à 4 000 mètres puis à une vallée haute, appelée Sisaypampa, où ne vivent que quelques paysannes et des hardes de chevaux à demi sauvages. Au-delà il n’y a que des traces qui conduisent à un autre col à 4 400 mètres, puis au pied de l’arête Est du Salcantay.

      En arrivant dans la zone prévue pour implanter le camp de base, nous sommes surpris par le mauvais temps. Les nuages s’accumulent et des flocons de neige apparaissent.  C’est toute l’humidité de la forêt vierge qui se condense sur la cordillère de Vilcabamba.

      Nous installons deux tentes sur l’unique replat de cette pente. Plusieurs participants, affaiblis par le mal des montagnes, s’y réfugient. Je me fais la remarque que ce sont les mêmes qui sont montés à dos de mule et qu’ils n’ont sans doute pas fait la bonne préparation cardiovasculaire.

      Les conducteurs de mules déposent tout le matériel transporté mais ils repartent immédiatement, craignant de ne pas pouvoir revenir avec cette neige devenue molle et glissante.

      Le mauvais temps dure, mais il ne fait pas froid et le piétinement devant les tentes transforme notre camp en marécage. Le quatrième jour, le temps s’améliore. Il est tombé beaucoup de neige.

12 juillet 1970, première sortie et avalanche.

Plusieurs participants vont s’entraîner en tentant l’ascension d’un sommet proche. Je me joins à ce groupe. Je suis en tête de la première cordée et je bataille furieusement contre la neige fraîche, qui est mêlée aux rochers. Mes pieds s’enfoncent d’environ 40 cm à chaque pas. Nous arrivons enfin à la base de la coupole.

     J’entends alors un souffle et je vois que toute la couche de neige se fend en gros blocs qui descendent vers la vallée. J’essaye de rester debout au milieu de la pente et je pense « Ah, c’est ainsi qu’on se fait prendre par une avalanche … » . L’image de moi, bataillant dans les blocs de neige me vient à l’esprit juste quand un petit cône de neige se forme devant moi, et sépare les blocs qui passent à ma gauche de ceux qui passent à ma droite. Je me tiens debout derrière ; le second de la cordée se maintient de même.  Nous attendons ainsi, à l’abri, que les blocs finissent leur descente. Le troisième de cordée, qui était resté en dehors de l’avalanche, est celui qui a eu le plus peur.

      Rentrés au camp, la majorité des participants déclarent qu’ils ont pris assez de risques et qu’ils voudraient maintenant faire du tourisme à Macchu Pichu ou ailleurs au Pérou.

Une histoire de mules.

Un problème logistique apparaît : quel que soit le nouvel objectif, il faut des mules pour redescendre le matériel. Or les mules qui avaient amené tout ce matériel sont parties. Des participants essayent de parler aux paysannes qui vivent là, mais elles ne parlent que le quechua. Finalement on trouve Victorino qui parle espagnol mais qui n’a pas de mules : il faut qu’il aille à Limatambo pour rencontrer des propriétaires de mules et amener les mules à notre camp en passant par le col à 4000 m. On lui donne assez d’argent pour convaincre un propriétaire de mules, et le voilà parti. 

Le lendemain pas de nouvelles de Victorino, le surlendemain non plus. La discussion tourne court, personne ne le connaît, et il n’est de la famille de personne. Des membres de l’expédition qui ne contrôlent pas leurs nerfs attrapent un petit cochon noir appartenant aux paysannes et en font un méchoui. Le méchoui est mangé. Dans l’après-midi, des paysannes remontent la rivière et y trouvent des restes du méchoui. Elles viennent alors à notre camp et demandent le paiement du cochon noir. On leur répond que le cochon sera payé quand les mules seront là. Mais elles n’ont pas de mules. Le dialogue de sourds semble bien installé et le problème matériel ne peut pas être résolu en l’état. Après 2 jours de tensions et d’indécision l’expédition envoie un coureur à Limatambo chercher des mules et leurs conducteurs.

Cette aventure m’a ouvert les yeux sur la facilité avec laquelle on retombe dans des attitudes et des travers coloniaux. L’expédition n’avait aucun contrôle sur Victorino. Lui confier pour trois jours plus d’argent que ce qu’il pouvait gagner en trois mois était l’encourager à ne pas revenir. Et se venger de cet échec en tuant un cochon élevé par les paysannes était un acte criminel autant qu’absurde. Ce conflit aurait pu très mal finir.

Conséquence de l’avalanche sur mes choix tactiques pour l’ascension du Salcantay.

      Nous n’avons pas tous vécu cette avalanche de la même manière. Certains participants en ont conclu que la montagne était dangereuse et la neige imprévisible. Alors que ce que j’en déduis, c’est que nous n’avons pas fait suffisamment attention à la qualité de neige et à l’exposition de la pente au soleil.

Les pentes Sud échappent à l’illumination directe et évoluent surtout par évaporation-condensation. Elles accumulent des grandes quantités de neige peu cohésive dans laquelle il est difficile de se mouvoir. Les pentes Nord de l’hémisphère Sud ont une exposition équivalente à celles des pentes Sud de l’hémisphère Nord. Le matin la neige y forme un réseau cohésif dur et l’après-midi la fusion d’une partie des cristaux transforme ce réseau en une couche de neige fondue que les montagnards appellent neige pourrie. Les meilleures conditions pour poser un pied armé de crampons sont offertes par les pentes Nord, tôt le matin, et les pires conditions par ces mêmes pentes Nord, l’après-midi.

      J’en conclus que pour réussir l’ascension du sommet du Salcantay, la meilleure stratégie consiste à prendre l’itinéraire le plus direct, c’est-à-dire la voie Terray, pour aller au plus vite et être redescendu à midi, évitant la fusion de la neige de surface.

      Un seul membre de l’expédition partage ce point de vue, il s’appelle Benoît Finet. Je ne le connais pas et ne l’ai pas revu ensuite, mais il fut un bon compagnon de cordée pour notre ascension du Salcantay le 19 juillet 1970.

Lui et moi prenons le matériel destiné à nous assurer sur la neige et la glace et deux tentes, une pour le premier camp, une pour le second camp. En deux journées, nous montons à l’endroit prévu pour le camp 1. C’est une arête de neige avec quelques rochers, dans laquelle nous découpons une plateforme à grands coups de piolets et où nous nous installons pour la nuit. Nous apercevons le replat prévu pour le camp 2 et nous devinons la voie Terray vers le sommet Ouest.

Le lendemain, nous traversons quelques pentes faciles et nous arrivons au replat où nous avons prévu d’installer la tente du camp 2.

Dans la nuit, à 2 h du matin, nous sommes prêts, harnachés et équipés. La pente est tout de suite très raide, j’y fais des trous en lançant à toute force mon pied contre la surface de neige, et quand je suis monté de deux fois 30 mètres, j’enfonce dans la neige à grands coups de marteau-piolet un de ces tubes ultraminces que notre chef, prescient, avait inclus dans notre matériel. Puis je fais venir Benoît, qui me double et m’assure 30 m plus loin. Notre progression est très lente : ce n’est qu’au petit jour, à 6h du matin, que nous atteignons le haut du pilier qui domine le camp 2.

Nous nous faufilons à travers un chaos de blocs gigantesques et par une petite fenêtre nous rejoignons deux heures plus tard la grande pente Nord que Terray avait traversée en diagonale. C’est y est, nous avons réussi, nous sommes au sommet ! Sommet qui, en lui-même est, comme souvent, de peu d’intérêt. Nous ne prenons aucune photo, ce qui étonnera le chef d’expédition à nous retour.

      Nous sommes tentés de descendre le plus tôt possible pour nous sauver avant que le soleil ait pourri la neige. Afin de voir si ce choix est encore réaliste, je retourne à la dernière broche à glace que nous avons posée ; nous l’avions vissée en employant la force du marteau-piolet pour la faire rentrer dans la neige dure. Maintenant je peux l’extraire en tirant avec le petit doigt. J’en déduis qu’il est déjà trop tard. Il est midi, toute la pente est recouverte de neige pourrie et chaque pas que nous ferions serait un pari sur la résistance mécanique de quelques cristaux de glace noyés dans de l’eau. Je suis certain que nos pieds vont glisser, or une glissade haute de plus de mille mètres nous transformerait inévitablement en morceaux de steak haché. Sommes-nous piégés ou existe-t-il une alternative ?

Nous réfléchissons, comme nous le pouvons à 6 000 mètres d’altitude, et nous décidons d’attendre que le soleil baisse et que la neige durcisse. Et pourquoi pas faire une sieste au sommet ? Je sors le réchaud de mon sac, nous réchauffons une boisson et nous nous assoupissons. À 18h la nuit tombe brutalement, comme toujours sous les tropiques. Sans plus de réflexion, nous allumons nos lampes frontales et nous décidons de commencer la descente.

Au début, nous retrouvons les traces que nos pas ont laissées lors de la montée. Mais bientôt je sens la panique monter en moi, car je ne les vois plus. Ont-elles été effacées par les paquets de neige pourrie qui glissaient sur la pente ensoleillée ? Sans traces, nous n’irons pas loin avec nos lampes frontales. Je suppose que par rapport à l’itinéraire de montée, nous avons trop traversé et pas assez descendu. Nous nous trouvons en haut d’une falaise de glace trop verticale pour pouvoir la désescalader. Je suis incapable de descendre plus. Mais lors des préparatifs, j’ai imaginé qu’une situation comme celle-là pourrait se produire et par précaution, j’ai emmené trente mètres de corde de diamètre 7 mm, utilisable en secours seulement. Une broche, une descente en rappel sur la corde de secours (que nous abandonnons sur place) et revoilà nos traces retrouvées.

Bien plus tard nous retraversons le chaos de blocs empilés, et un événement naturel mais néanmoins merveilleux se produit : la lune se lève. Depuis un des blocs, nous pouvons voir, éclairés comme en plein jour, la pente que nous allons redescendre, et en bas, notre tente qui nous attend. La lune protectrice et la neige sa complice semblent nous dire :« Si vous ne faites aucune erreur, vous ne mourrez pas aujourd’hui ».

 Nous basculons dans la pente avec toutes les précautions dont nous sommes encore capables. J’admire le naturel avec lequel Benoît fait cela.

A l’arrivée, je regarde ma montre, il est une heure du matin ! Il s’est écoulé presque 24 heures depuis notre départ.

Le lendemain nous démontons tour à tour le camp 2, puis le camp 1, et enfin le camp de base. Cela représente 60 kg de matériel de montagne qui a coûté cher mais qui n’est pas revendable sur place. Nous décidons de le ramener et nous l’empilons sur nos sacs avant de nous mettre en route pour la vallée.

C’est une folie de penser transporter à deux le matériel d’une expédition de 12 personnes, je dois m’arrêter tous les 100 m pour poser ma charge. Pourquoi cette prétention à pouvoir tout faire ? Est-ce notre réussite qui nous as rendus victimes d’un syndrome d’invincibilité ?

Heureusement à mi-chemin nous rencontrons un paysan qui rentre chez lui avec une mule. Il nous questionne : « Ayuda ? » Nous acceptons bien volontiers son aide. Il nous emmène avec sa mule chez lui, où son épouse nous confectionne un plat. Nous leur faisons cadeau de nos sacs de couchage supplémentaires. Puis il nous amène jusqu’à Limatambo. Je pense que c’est bon échange de services.  

Conclusion. Si cette aventure s’est bien terminée, c’est parce que nous avons pris une décision inhabituelle : attendre la tombée de la nuit au sommet du Salcantay. Si nous avions tenté de descendre en milieu de journée, nous aurions été victimes d’une glissade fatale en un des points qui sont les plus exposés au soleil.

       Au marché de Cuzco

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Denali : en attendant l’hélicoptère (1972 )

Pendant mon séjour post-doctoral, j’entre en contact avec Ray Genet, un alpiniste suisse renommé, qui s’est installé en Alaska et organise des ascensions payantes du plus haut sommet des USA. Originellement nommé Mount Mc Kinley, du nom du géographe qui en avait déterminé la position et l’altitude (6 190 m), il a été renommé Denali, à la demande des tribus locales. Les équipes qui se préparent pour une ascension en Himalaya se préparent parfois à la haute altitude et aux conditions météorologiques difficiles en faisant cette ascension.

      J’arrive à Talkeetna, point d’arrêt des bus sur la route n°1, qui parcourt tout l’Ouest des Etats-Unis. Nous sommes en mai, c’est la saison où tout dégèle, la neige fond et la vie apparaît partout. Dans les rivières, c’est la débâcle, les blocs de glace se bousculent et s’empilent avec fracas.

      Deux jours plus tard, un petit avion équipé de skis nous dépose sur un glacier totalement plat, encerclé de pics d’aspect redoutable.

Nous sommes seuls au milieu de ces montagnes que nous ne connaissons pas, avec tout notre matériel : du fuel, de la nourriture, des tentes et du matériel technique comme des raquettes canadiennes, qui font 20 cm de large et au moins deux mètres de long, qui servent à réduire le risque de faire un trou dans la couche de neige et de tomber dans une crevasse.

       Nous transportons tout le matériel nécessaire à l’ensemble de l’expédition dans des boîtes Chaque boîte contient tout ce qu’il faut pour l’ensemble du groupe, pour une journée. Chacun en porte une (ou plusieurs) sur le dos, grâce à des claies de portage.

L’expédition peut ainsi survivre pendant vingt jours et si on perd une personne, on ne perd pas toute la réserve de gaz ou tous les petits déjeuners.

      L’ascension consiste principalement à porter suffisamment de boîtes jusqu’à un point de rassemblement, situé à 5 500 m, où on se donne RV pour partir ensemble vers le sommet.

A cet endroit, une grotte a été creusée par Ray Genet, alpiniste suisse de renom), dans laquelle on peut s’abriter du vent et faire un peu de cuisine.

Chute du quatrième de cordée.

      La première tentative vers le sommet tourne mal. Nous sommes cinq dans la cordée menée par le chef d’expédition et pendant une descente en traversée, le quatrième se prend un crampon dans une lanière, perd l’équilibre et commence à glisser dans la pente. Le cinquième réagit vite et bien : il se retourne, s’accroche sur la pente avec son piolet et bloque la corde. La glissade du suivant est arrêtée, mais sa jambe s’est tordue et cassée.

Nous voici avec un blessé retenu par une corde.

      Pour le mettre en sécurité, la première opération consiste à le faire glisser jusqu’à la grotte. C’est complexe et cela nous occupe l’après-midi.

Ensuite il faut l’évacuer. La meilleure solution est de le faire par hélicoptère, mais il n’est pas évident qu’un pilote puisse s’approcher en sécurité de l’endroit où nous nous trouvons. Cela me rappelle un événement qui avait fait scandale, la première tentative d’évacuation par hélicoptère au Mont Blanc, qui, en raison du mauvais temps, s’était soldée par le crash de l’appareil et l’abandon sur place des deux alpinistes, Vincendon et Henry.

        Le chef de l’expédition fait une demande d’assistance à l’armée américaine.

Le lendemain un gros hélicoptère se dirige vers nous mais déclare par radio qu’il a des problèmes hydrauliques avant de disparaître à l’horizon.  Je crois qu’il a jugé l’opération trop hasardeuse, compte tenu de l’altitude (5 500m) et de notre position sur une arête qui borde des couloirs de forte pente.

       Le chef de l’expédition fait alors appel à un hélicoptère privé et le lendemain le voici qui s’approche. C’est un hélicoptère léger de type Alouette III.

Il fonce vers les couloirs, ces pentes raides couvertes de neige, qui séparent les arêtes, de neige, profitant des courants d’air ascendants pour gagner de l’altitude. Il se déplace horizontalement vers l’arête où nous l’attendons. Nous sommes stupéfaits par la maitrise du pilote. Il fait un premier passage un peu trop haut, passe au-dessus de nous, reprend de la distance, retourne aux couloirs pour retrouver les courants d’air ascendants et vient se poser à côté de nous.

Le pilote nous transmet un paquet avec de la nourriture et du combustible pour quelques jours de plus. Nous chargeons le blessé et en cinq minutes à peine, le temps de l’attacher, le pilote soulève sa machine et n’est déjà plus qu’un point noir à l’horizon. 

      Le lendemain, nous montons au sommet du Dénali, qui est sans intérêt, comme d’habitude.

      Le surlendemain nous descendons jusqu’au glacier plat où l’avion à skis revient nous chercher un par un car nous avons énormément de matériel et nous ramène à Talkeetna.

Bilan de ce que m’a apporté cette ascension.

A posteriori, je me rends compte que j’ai mal choisi mon type d’expédition, car j’ai changé, sans doute du fait que j’ai rencontré Célie un mois plus tôt.

Je suis moins dans la compétition et le dépassement physique de moi-même, centré sur mes performances, mais dans une nouvelle période de ma vie où je m’éveille et deviens attentif à des choses auxquelles je ne prêtais jusqu’ici pas attention.

En faisant cette ascension, j’ai porté de lourdes charges (20 à 25 kg) pendant 15 jours et le sommet était sans intérêt. Il m’apparaît que dans la zone 3 000 à 6 000 m d’altitude, il n’ y a rien à voir Au site de dépose, à 5 500 m, nous pouvions compter des dizaines de pics plus hauts que nous ; à 4500 m on n’en voyait plus que deux, Foraker et Hunter et depuis le sommet, à 6 190m, nous n’avons rien vu.

J’ai l’impression que j’aurais dû aller explorer les pics voisins car il y aurait eu davantage de choses à observer aux altitudes inférieures, comme l’éveil de la nature.

Mais on recrute plus facilement des participants pour une expédition avec pour but l’ascension de Denali que tout le monde connaît, plutôt que celle de Foraker ou Hunter, dont personne n’a entendu parler.

Le bon côté, c’est que nous avons passé beaucoup de temps à attendre les différents avions et hélicoptères ce qui nous a donné le temps de nous raconter nos vies en dehors de l’alpinisme. J’ai ainsi appris que le cinquième de la cordée, qui a bloqué la chute du quatrième, était conducteur de bus à Vancouver. J’ai mieux compris la rapidité de sa réaction et mon respect pour les conducteurs de bus est monté d’un cran.

J’étais le troisième de cordée et je n’ai pas eu sa réactivité alors que c’était à moi de réagir, puisque j’étais au-dessus de celui qui a chuté.

Bloqués à Huaras avec les Iowa Mountainers, 1972

     En 1972, le patron du groupe de physique dans lequel je travaille, connaissant mes intérêts pour la montagne, me signale le bulletin édité par les Iowa Mountainers. Je me renseigne sur ce qu’ils proposent. Leur activité principale consiste à organiser des expéditions lointaines. La prochaine expédition prévue a lieu au Pérou, dans la cordillère de Huayhuash.

Je me porte candidat pour participer à leur projet de remonter la vallée de Santa Cruz en partant de la ville de Huaras.

J’en attends des vues fabuleuses sur des montagnes comme la pyramide de glace de l’Alpamayo.

      Mais, à l’arrivée à Huaras, une mauvaise nouvelle nous attend : tout le matériel de l’expédition est resté bloqué dans une correspondance qui n’a pas été assurée et il ne sera pas là avant quatre jours.

Nous avons donc quatre jours à attendre et à ne rien faire. C’est un peu comme être coincé à Chamonix par mauvais temps. Nous faisons le tour des cafés, des restaurants et des bars de Huaras. Il n’y en a pas beaucoup.

      Je me rappelle un restaurant qui s’appelle Restaurante Peruano – Aleman.

Le patron est en train de boire une Cervesa avec quelqu’un qui ne semble pas péruvien, bien habillé, grosse tête blonde. J’apprends que ce gringo est ingénieur civil, employé par une organisation humanitaire pour superviser des travaux d’irrigation. Le gouvernement a lancé une réforme agraire par laquelle des terres seraient distribuées aux paysans. L’implémentation de cette réforme souffre cruellement du manque de cadres compétents. Un Péruvien conducteur de mules m’avait déjà dit « Avant la réforme agraire, on travaillait pour le propriétaire du latifundio [1]. Maintenant on travaille pour le directeur de la coopérative, mais rien n’a changé ».

L’ingénieur se plaint aussi d’être associé à un Péruvien qui est deux fois mieux payé que lui, pour une contribution quasiment nulle. Toutefois, le peu qu’il gagne est encore trop pour ce qu’il peut dépenser à Huaras, où il n’y a rien à faire. Malgré ses récriminations, il semble bien intégré localement.

La conversation tourne naturellement autour des heurs et malheurs des autres gringos qui sont à Huaras. On me cite le cas d’un membre d’une expédition d’alpinisme, il y a de cela une dizaine d’années, qui a renoncé à retourner à son emploi dans son pays et qui mène ici une vie contemplative, en appréciant la gentillesse des habitants, la beauté des montagnes et le charme de la musique péruvienne. Quand il a besoin d’un peu d’argent liquide, il se joint à une expédition qui passe par Huaras, rend des petits services, récupère du matériel que l’expédition ne compte pas réutiliser et le revend à l’unité.

Cette façon de se laisser vivre, sans motivation économique est incompréhensible pour les habitants de la vallée qui, voulant y trouver une explication, s’imaginent qu’il serait en réalité un agent de la CIA, ce qui est le plus crédible pour eux.

Il n’y a pas de gentillesse des habitants ; elle s’est transformée en férocité pendant la guérilla du Sentier Lumineux. La beauté des montagnes ne les émeut guère, ce serait un luxe. Une année avant notre passage, la chute d’un morceau de glacier dans un lac glaciaire a produit une coulée de boue qui a causé la mort de 20 000 personnes dans les villages situées en contrebas. Je crois que, s’ils avaient le choix, une majorité d’habitants de ces vallées préféreraient que leurs montagnes soient aplanies.

Quant au charme de la musique péruvienne, les chansons que les locaux aiment écouter dans les bars et les discothèques sont des « tubes » américains.

Conclusion. Lors de ce passage à Huaras, j’ai compris qu’il est important, si vous arrivez dans un pays étranger, que les habitants comprennent la relation que vous avez avec l’économie de leur pays et que vous correspondiez à l’idée qu’ils se font de la catégorie socio-professionnelle à laquelle vous appartenez.

Par exemple, si vous êtes alpiniste, il serait bon que vous ayez du matériel à faire transporter et des mules à louer. Si vous faites un trek sur un itinéraire connu, logiquement, vous allez acheter des repas sur place. En revanche, si vous êtes ethnologue, journaliste, écrivain ou sans profession, on se demandera quelle est votre motivation.

Récit de Uri Bernstein :  la traversée à skis de la Sierra Nevada

      En 1973 Bernard et moi partageons un bureau à UCLA. Nous devenons amis et compagnons de randonnée. Je viens juste d’apprendre le ski de fond, j’ai fait beaucoup de randonnées estivales et je pense que ce serait génial de faire une randonnée à ski à travers les montagnes de la Sierra Nevada. Au début du printemps 1973, lors de la dernière année de Bernard à UCLA, je le persuade d’entreprendre ce voyage.

Célie et Paula nous déposent à la gare routière Greyhound du centre-ville de Los Angeles et nous avons prenons le bus jusqu’à Bishop, la ville la plus proche de notre point de départ. Nous avons pu obtenir un transport jusqu’au point de départ cet après-midi-là et nous décidons de commencer immédiatement notre randonnée. Nous passons la première nuit dans un abri pour animaux situé à une courte distance du chemin. Le lendemain matin, nous gravissons le versant est des Sierras et nous atteignons le col de Piute (altitude 3480 m), le point culminant de cette traversée. La suite de la randonnée devait être une descente majoritairement graduelle sur le versant ouest des Sierras. Jusqu’à présent, j’avais pu suivre Bernard.

Nous commençons la descente depuis le col, qui n’est pas très raide selon les normes alpines. À ce moment-là, je réalise avec désarroi que skier en descente avec un lourd sac à dos est beaucoup plus difficile que de skier sans sac. Même avec des skis de descente, je suis au mieux un skieur médiocre ; avec des skis de fond aux pieds et une charge sur le dos je suis carrément incompétent. Cependant, je suis jeune et fort, et après une chute je me relève simplement pour skier une courte distance jusqu’à ma prochaine chute. Après un moment, Bernard est tellement frustré qu’il prend mon sac et essaye de skier avec les deux sacs (poids total environ 35 kg), mais il n’y arrive  pas.

En fin d’après-midi nous avons installons notre tente dans la neige. À ce stade, je suis certain que Bernard est malheureux de réaliser qu’il s’est engagé dans une aventure en montagne de plusieurs jours, sans issue facile – nous devons continuer notre traversée. Si l’un d’entre nous se tord une cheville, nous pourrions être incapables de sortir de la Sierra Nevada par nos propres moyens. Heureusement, après les deux premiers jours le parcours est majoritairement sur un terrain en pente douce, et j’arrive à rester debout la plupart du temps. Le temps est excellent, le paysage est magnifique, et nous vivons l’expérience sauvage de ne pas voir une seule personne pendant cinq jours.

Après avoir finalement atteint la fin de notre itinéraire à ski, nous arrivons à une route dégagée de la neige. Nous nous attendions à pouvoir faire du Stop, mais après avoir attendu quelques minutes, nous comprenons qu’il ne passe aucune voiture sur cette route, et nous devons marcher (en portant nos skis) environ une heure jusqu’à une station de ski proche. Là, nous réussissons à faire du stop jusqu’à Fresno. Nous prenons le bus Greyhound pour le retour à Los Angeles, où nous sommes accueillis par Célie et Paula à la gare routière.

Je considère cette traversée comme une des grandes aventures en plein air de ma vie.

Image : Fin de la descente du Piute pass. Il n’y a personne à moins de 100km.

6/ Chute au Grand Combin avec Yves et décision d’arrêter l’alpinisme.  

Notre dernière aventure se déroule au printemps.

Yves et moi avons prévu de faire, à skis, une partie de la haute route Chamonix – Zermatt.

      Nous partons en train de nuit à destination de Martigny. Mais arrivés sur place, prêts pour l’aventure nous constatons que quelqu’un nous a volé nos skis.

Nous ignorons la solution évidente qui serait de racheter ou de louer des skis. Nous ignorons aussi la solution alternative qui serait de se procurer un topo guide des ascensions faisables à pied et d’en choisir une qui soit peu sensible à l’enneigement car il a énormément neigé pendant l’hiver précédent. Nous ignorons enfin la solution prudente qui serait de reprendre contact avec le guide Jean Gaudin et de lui demander conseil.

      Par une sorte d’entêtement, nous choisissons, parmi tous les projets possibles, celui qui est le plus proche du projet initial. Il consiste à aller dormir au refuge prévu et à passer ensuite par les crêtes, jusqu’au sommet du Grand Combin (4 300 m). Mon espoir est qu’il y aura moins de neige sur les crêtes que dans les creux et que nous pourrons passer sans ski.

Mais je n’ai pas de description d’itinéraire pour l’ascension du Grand Combin à pied, surtout dans ces conditions d’enneigement. Mais le choix que nous faisons comporte un risque d’échec élevé.

      Tout va bien jusqu’à la première crête. Mais ensuite, nous trouvons un mélange de neige et de rochers qui bloque le passage. J’essaie de contourner les plus gros blocs mais je chute.

Je glisse sur la pente de neige qui est à la base des rochers. La corde se tend car Yves l’a bloquée en la passant autour d’un bec rocheux et de son poignet. Il stoppe net ma glissade et sauve ainsi ma vie !

Mais notre situation n’est guère brillante. D’une part, nous ne trouvons pas le passage à travers les rochers, nous ne savons pas où nous sommes par rapport à l’itinéraire prévu. D’autre part, Yves me dit que son poignet est cassé.

Nous constatons que nous ne pouvons pas plus loin et nous redescendons au refuge par la voie par laquelle nous sommes montés. Nous rentrons à Paris le jour même.

Bilan :

La difficulté d’un itinéraire de haute montagne augmente lorsque neige et rochers sont mélangés. Même si je n’avais pas chuté à cet endroit, nous aurions probablement été bloqués un peu plus loin.

Plus de peur que de mal, le poignet d’Yves se répare naturellement, les skis sont perdus, mais nous sommes bien vivants.

Mon ego de skieur-alpiniste, qui s’était enflé après quelques belles réussites, est ramené à des dimensions plus modestes.

Rencontre avec Jean Gaudin : je lui dis que j’ai arrêté la haute montagne.

Au début des années 80, je revois Jean Gaudin brièvement, par hasard, à Chamonix, à la station du chemin de fer du Montenvers.

Il revient d’une ascension avec un client. Je reviens pour ma part d’une promenade sur la Mer de Glace, en compagnie d’amis américains de Célie.

Jean Gaudin me complimente sur ma bonne forme physique et me propose de retourner avec lui en haute montagne.

Mais entre temps, j’ai rencontré Célie (en 1972) et mes buts dans la vie ont changé.

Avant notre rencontre j’allais en haute montagne pour enfin sortir de l’adolescence, faire des choix qui ne soient pas futiles et trouver mes limites.

Après notre rencontre j’aspire à découvrir tout son monde à elle et la moyenne montagne me semble un cadre bien adapté pour ces découvertes.

7/ Analyse de ma pratique et de mon goût du risque

Un regret : que ma formation à l’UCPA soit restée incomplète.

Dans la logique de l’UCPA j’aurais dû faire un certain nombre de stages par ordre de difficulté croissante. « Premier de cordée », « Chef de caravane », …. Au lieu de pester en silence contre le vieux guide qui conduisait des groupes de l’UCPA dans des escalades qu’il connaissait parfaitement, j’aurais pu m’intéresser à ce qu’il avait fait pour éviter les accidents pendant les 30 ans de son expérience professionnelle.

J’aurais pu m’imprégner de la culture de la sécurité en participant à d’autres stages de l’UCPA. Leur taux d’accidents est très faible et mérite qu’on le prenne comme référence. J’aurais appris les bases de la sécurité en haute montagne, qui m’ont manquées par la suite.

       Mais je suis pressé, comme si le temps m’était compté. Je préfère embaucher des guides de haute montagne pour aller dans des endroits où personne ne va.

C’est ma sous-personnalité sauvage qui me dit que mes exploits et mes découvertes ont moins de valeur si d’autres ont pu les visiter avant moi.

Analyse de ma pratique avec le Dialogue Intérieur

Je sais maintenant, grâce à la méthode d’analyse du Dialogue Intérieur, qu’il y a en moi au moins cinq voix qui essayent d’influencer mon processus de décision en montagne ou encore que c’est ma sous-personnalité sauvage qui me fait penser que si d’autres ont pu les faire avant moi, mes exploits et mes découvertes ont moins de valeur.

Knower, qui veut tout comprendre et tout prédire. C’est l’intellectuelle du groupe. Elle dit : « Si tu n’essayes pas vraiment, maintenant, tu ne sauras jamais comment ce passage aurait été pour toi, et cette expérience sera perdue, pour toujours car tu ne retrouveras jamais ces conditions ».  C’est elle qui me pousse à essayer de comprendre. Sans elle, je ferais n’importe quoi.

Pusher est la voix qui veut en faire toujours plus : « Comment ça, tu hésites ?  Qui va te prendre au sérieux comme alpiniste si tu ne fais que des ascensions faciles et sans danger aucun ? ». Cette sous-personnalité primaire, très forte, est celle qui me pousse à agir. Sans elle, je resterais au lit toute la matinée.

Ensemble, « Pusher » et « Knower » forment un duo gagnant dans ma Psyche.

Mais ce duo ne se préoccupe pas de ce que les autres gens pensent de mes actions. C’est le rôle de « Critique », une sous-personnalité également forte, qui m’empêche de faire des choses qui ne seraient pas acceptées par les gens qui m’entourent.

Critique, qui recherche les fautes possibles dans mon évaluation de l’état de la neige, les erreurs que nous avons pu faire dans l’itinéraire ou en dehors de l’itinéraire et toutes les autres erreurs possibles y compris les erreurs que je vais faire quand je vais me retrouver en société. Une cible facile pour Critique est le défaut de préparation de la descente du Chardonneret . Une belle réussite pour Critique est le choix de descendre du Salcantay à la nuit tombée.

Prudence est la voix qui fait hésiter devant un passage que je pressens comme dangereux, et qui conseille de vérifier l’itinéraire. Elle me dit : « Pourquoi t’exposer ici  à un risque grave? Tu sens que ce passage n’est pas sûr, n’est-ce pas ? Tu peux encore décider de passer un peu plus loin, et tu seras encore vivant, tu pourras encore tout faire. Si tu te viandes ici, tu perds tout »

Par exemple, Critique et Vigilance n’ont pas joué leur rôle lorsque, en gare de Dijon, Yves et moi sommes montés dans la voiture couchettes du train, en laissant nos skis au bout de la voiture-couchettes pour nous installer dans un compartiment.

Vigilance, qui est la voix de l’éveil, mais aussi celle de la peur. Elle est souvent alliée de Prudence.  J’attends de Vigilance des nouvelles du monde qui soient fraiches, perceptives et exactes, et qui arrivent à temps.

Par exemple, quand j’ai aperçu le sommet du Mont Blanc, Knower a déclaré « maintenant je comprends tout » et a transmis à Pusher un message d’alerte du genre « sommet en vue, météo incertaine, je comprends tout ». Pusher, recevant ce message, a conclu qu’il fallait avancer, Critique a été débordé et n’a pas réussi à empêcher mon démarrage intempestif vers le sommet.

Analyse de ma pratique avec le carnet de notes.

      Pour savoir si je suis en train de devenir un bon alpiniste, je tiens à jour un petit carnet où je note mes performances afin d’évaluer mes progrès.

Ai-je bien trouvé le meilleur itinéraire ? Suis-je rapide ou lent par comparaison avec les temps indiqués dans le guide ? Ai-je bien surmonté les principales difficultés ?

      J’évalue aussi -et c’est la note la plus importante pour la poursuite de cette activité-, les risques inutiles. Aurais-je pu faire la même ascension en contrôlant mieux les risques (chute, glissade, chutes de pierres, avalanche ou chutes de corniches) et en faisant de meilleurs choix ?

Bilan de mon activité d’alpiniste : bénéfice / risque

J’ai pratiqué pendant 15 ans une activité dans laquelle les choix que je fais à court terme ont presque tous des conséquences importantes, parfois dramatiques, pour le long terme. J’ai joué à ce jeu dangereux dans lequel on ne gagne rien d’utile.  Je me suis demandé pourquoi j’ai tant joué et dans quelle mesure mon expérience dans les montagnes a été utile pour la suite de ma vie.

Que me reste-il après avoir escaladé une montagne ?

Le plaisir d’avoir joué.

Le sentiment que mon existence a une valeur

Quelques images, qui ne rendent pas compte de mes sensations

Le partage des émotions avec mon compagnon de cordée.

J’ai appris aussi à produire un niveau d’engagement et une vigilance plus élevés qui si j’avais pratiqué des activités moins risquées telles que la randonnée ou au ski sur piste.

Mais ces qualités, je les ai acquises à un prix exorbitant en termes de prise de risque.

Combien de fois notre survie n’a tenu qu’à la chance, à une combinaison extraordinaire de circonstances ? Si nous étions dans un gigantesque laboratoire et qu’on répétait ces expériences un grand nombre de fois, combien d’accidents tragiques seraient survenus ?

Je me dis que j’ai peut-être choisi un chemin trompeur. Souvent je revis les scènes que j’ai vécues et j’imagine d’autres scenarii. Je me dis : si j’avais su, j’aurais fait un autre choix.

Même si la liste de mes erreurs, bien que longue et lourde de conséquences, l’est moins que celle des erreurs que j’aurais pu faire et j’ai su éviter, Prudence me dit que d’autres choix étaient possibles et que j’ai pris beaucoup de risques inutiles.

A la relecture de mon petit carnet, je constate que sur les quinze ans pendant lesquels j’ai fait de l’alpinisme, je me suis beaucoup amélioré au niveau technique, mais pas dans la gestion des risques.

Même après être devenu le mari d’une femme adorable et le père de deux enfants, j’ai continué à prendre des risques élevés.

Quand il s’agit de montagnes, chez moi l’alliance de Pusher avec Knower gagne presque toujours contre celle de Prudence avec Vigilance.

En comprenant que je ne serai jamais un montagnard prudent comme le vieux guide que j’avais rencontré à l’UCPA, j’ai décidé de mettre un terme à cette pratique de la montagne. 

Je pense que j’ai bien fait de remplacer l’alpinisme par d’autres activités, mais une partie de moi le regrettera toujours. Je suis resté très reconnaissant aux montagnes pour le bien qu’elles m’ont fait et le plaisir qu’elles m’ont donné.

8/ Réflexions diverses sur la montagne.

 L’évolution du tourisme en montagne.

      Ces dernières années, une forme de tourisme s’est développée, dans laquelle on vend un package comprenant un séjour à Cusco, la visite de quelques sites archéologiques et une randonnée, qu’ils appellent « trek », aboutissant à Macchu Pichu. La version initiale de la randonnée était appelée « the inca trail », elle demandait cinq jours de marche à des altitudes comprises entre 2 000 m et 3 000 m.

Récemment des offres concurrentes pour la randonnée sont apparues, avec un itinéraire proche de celui que notre expédition a suivi, passant par un col à 4 600 m d’altitude et arrivant à Macchu Pichu. On propose aux randonneurs de coucher dans des tentes en forme d’igloos et les photos qu’on trouve sur Internet montrent des « villages d’igloos » qui ressemblent fort à une banlieue.

Cette évolution comporte le risque d’une dégradation de l’environnement par l’arrivée massive de touristes. Le site de Macchu Pichu a été bien préservé jusqu’ici, il serait dommage que les hautes vallées qui entourent le Salcantay ne bénéficient pas d’une protection comparable.

Rêve d’envol 

      Voici le récit d’un rêve qui m’a semblé contenir une autre réponse possible au rhinocéros.

      Je suis en montagne, en train de marcher sur une pente herbeuse. C’est une pente assez raide. C’est l’après-midi, la pente a été réchauffée par le soleil. J’arrive finalement à un sommet, où je trouve un groupe nombreux de gens qui dorment couchés sur l’herbe. En dessous d’eux, la pente est vraiment très raide, pourtant plusieurs dormeurs se sont installés sur cette pente, et ils donnent l’impression d’être très confortables, malgré la pente.

Je suis très fatigué, je cherche une place libre à un endroit confortable, pour dormir avec eux. Mais je vois bien que c’est dangereux : quiconque s’installerait sur cette pente sans être bien attaché se mettrait à rouler le long de la pente, et rien ni personne ne pourrait l’arrêter.

Le haut de la pente ressemble à un de ces tremplins sur lesquels les personnes qui font du parapente courent pour décoller et glisser dans l’air. Le départ doit faire peur, mais ensuite tout va mieux : ceux et celles qui savent voler trouvent un courant d’air ascendant dans lequel ils peuvent tournoyer et remonter le long des barres rocheuses chauffées par le soleil de l’après-midi.

      Peut-être ces gens couchés sur l’herbe sont-ils des adeptes du parapente. Je cherche les ailes qui leur servent à voler, mais je ne les trouve pas : ils n’ont pas d’ailes… et pourtant ils ont bien le look de personnes qui savent voler. Peut-être ont- ils trouvé un truc pour se soulever, si lourds, dans l’air, si léger ? Je me demande si je pourrais voler, moi aussi. Il me revient un souvenir d’une époque, passée, ou je savais comment faire pour voler, mais je ne sais pas si c’était la réalité ou un rêve dans le rêve

      Je retourne en marchant vers l’autre côté du sommet, ou la pente, moins raide, ne semble pas dangereuse. Je m’allonge par terre et je commence à battre l’air avec mes bras pour voir si je décolle du sol. Je me rends compte que je n’arrive pas à créer une force de portance suffisante. Je conclus qu’il me faudrait trouver un moyen de produire une force de portance bien plus grande. A moins que mes « souvenirs » ne soient que des rêves. 

      Je pense de nouveau à tous ces gens qui sont capables de s’endormir sur une pente raide et puis de s’envoler. Il me semble que j’en reconnais quelques-uns, et quelques-unes : ce sont des personnes que j’appréciais pour leur capacité à convaincre leurs collègues et à les mettre en mouvement, et pour le fait que ceux qui avaient collaboré avec ces personnes en gardaient un très bon souvenir.

Les coyotes.

      Je me souviens de l’une de nos tentatives pour traverser la Sierra Nevada avec l’équipement nordique (skis de fond). Je suis avec Paul, le compagnon d’une amie de Célie. Nous garons la voiture et nous montons à skis sur la neige dure. C’est la fin de l’après-midi, les sacs à dos sont pesants. Nous arrivons au-dessus d’une petite vallée. Une rivière nous sépare de l’endroit nommé Devil’s Postpile, qui est un ensemble remarquable de coulées basaltiques. Nous n’irons pas plus loin aujourd’hui. Nous plantons la tente près de la rivière, le ciel s’assombrit et nous mangeons un peu. On n’entend plus que le bruit de la rivière. On voit maintenant des étoiles. Soudain un hurlement se fait entendre au loin. C’est un coyote. Nous restons silencieux. Un autre hurlement lui répond, venant d’une colline située derrière nous. Un troisième se joint aux deux premiers. Puis ils se taisent : ils ont échangé toutes les informations utiles.

Nous comprenons que nous sommes chez eux, bien plus présents que nous le pensions. Je suis un peu rassuré par la perspective qu’ils nous offrent : si les humains sombrent dans la guerre, il y aura toujours les coyotes pour prendre la relève. « Quand vous aurez disparu … nous serons toujours là ».


[1] Grand domaine appartenant à un seul propriétaire